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LE SECRET DU PRÉCEPTEUR. 517

Selon toute apparence, il savait, en venant à Saint-Martin, qu’il y verrait une personne qui, jeune fille, avait vivement piqué sa curiosité, et qui lui plaisait beaucoup depuis qu’elle était mariée. Peut-être était-il bien aise de la trouver en famille et de s’assurer de l’accueil qui lui serait fait, si le loup tentait de s’introduire dans la bergerie.

Je dois reconnaître qu’il se montra ce jour-là très convenable et fort discret. S’étant approché du landau, il nous salua tous les trois avec une égale politesse, et ce fut à M me Isabelle qu’il adressa la parole. Elle lui répondit sur un ton froid, qui toutefois n’avait rien de désobligeant. Elle lui demanda des nouvelles de M. et de M me de Morane et le chargea de leur présenter ses complimens. Il nous quitta bientôt pour aller rendre ses devoirs à M. Brogues et pour tendre la main à l’homme tranquille qui parlait peu et n’en pensait pas moins.

L’entretien s’engagea. M. Brogues lui fit raconter son voyage en Égypte, et Sidonie s’informa si les pyramides produisaient un aussi grand effet qu’on le prétend.

— Mon Dieu ! dit-il modestement, l’homme qui les contemple se sent très petit ; mais pour me sentir petit, je n’ai pas besoin de me comparer à une pyramide.

M. Brogues l’interrogea ensuite sur les progrès de la viticulture en Tunisie. Il dit ce qu’il en savait, et ce qu’il en savait se réduisait à peu de chose ; ce n’était pas un de ces sujets pour lesquels il se passionnât. On lui parla de son yacht ; il s’échauffa davantage.

— C’est une impression délicieuse, dit-il, que de se sentir chez soi dans l’immensité de la mer.

Là-dessus, il se plaignit que les Français eussent l’humeur peu voyageuse, et se tournant vers M me Isabelle, il dit, pour lui faire sa cour, que les boulevardiers qui s’imaginent que l’univers finit au Gymnase feraient bien d’imiter les Anglais pour qui cent lieues ne sont qu’un pas de fourmi.

— Les Hollandais aussi, poursuivit-il, nous donnent d’excellens exemples. C’est une bagatelle pour eux que de se transporter de leur chère Hollande dans leurs colonies malaises. Tout nous paraît compliqué, et ces gens-là simplifient tout. Ils ont même inventé l’art de se marier à distance. Une jeune fille d’Amsterdam veut- elle épouser un négociant de Batavia, que ses affaires empêchent de venir la chercher, ils règlent leur montre en tenant compte des longitudes, et le même jour, à la même heure, ils s’épousent par procuration à Amsterdam et à Batavia. Le lendemain, la nouvelle mariée s’embarque, et en arrivant là-bas, elle n’a pas besoin de descendre à l’hôtel ; ses pantoufles l’attendent chez son mari.