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UNE HISTOIRE INACHEVÉE. 643

de la salle à manger étaient grandes ouvertes, et du petit jardin qui, au milieu même de Londres, isolait la maison, venait un parfum de fleurs et de verdure. Le vent doux d’une nuit d’été agitait la flamme des bougies, et doucement, comme s’ils fussent arrivés de bien loin, au lieu de retentir derrière le grand mur voisin, bourdonnaient les bruits de la rue, roulement régulier d’omnibus filant vers les faubourgs, passage intermittent et rapide d’un cab sur l’asphalte lisse.

Rien de plus délicieux que ce choix de personnes réunies en un clin d’œil, sans souci de faire honneur à aucune en particulier, simplement pour donner à celui-ci ou à celle-là l’occasion de dire adieu à tel ou telle avant qu’elle ou lui ne montât en yacht à Southampton ou ne prît le club-train pour Hambourg. Tous se connaissaient, et s’il y avait un convive en évidence, c’était l’un des deux Américains présens, soit miss Egerton, qui allait épouser lord Arbuthnot, dont la mère était assise à la droite de Trevelyan, soit le jeune Gordon, l’explorateur, qui arrivait d’Afrique.

Miss Egerton était une beauté des plus frappantes avec son visage énergique et fin et cette façon sérieuse de prendre part aux conversations, de s’intéresser aux choses que les Anglais trouvaient si fort de leur goût. Trevelyan, qui faisait son portrait, l’avait successivement comparée à une druidesse, à une vestale et à une déesse de l’antiquité grecque. Les amis de lady Arbuthnot, qui croyaient plaire à la jeune étrangère, lui avaient juré maintes fois que personne ne l’eût jamais crue Américaine. Miss Egerton passait pour ambitieuse, les succès de son fiancé à la chambre lui tenant passionnément au cœur. Ils étaient du reste très épris l’un de l’autre et ne le laissaient pas voir plus que ne le font d’ordinaire les gens du grand monde.

Les autres convives étaient le général sir Henry Kent, Phillips, le romancier, le ministre d’Autriche et sa jeune femme, Trevelyan qui faisait payer ses portraits des prix extravagans et qui s’en consolait avec des figures peintes pour l’amour de l’art, plus quelques élégans, quelques élégantes qui savaient écouter. Ceux-ci étaient au fond un peu désappointés de ne pas trouver l’explorateur beaucoup plus bronzé par le soleil que tout autre jeune homme resté dans sa patrie à jouer au tennis ou à canoter. Le pire, c’est que Gordon ne se laissait pas poser en lion. Il n’était revenu que depuis une quinzaine vers Londres et la civilisation, en admettant que Le Caire et l’hôtel Shephard ne soient pas déjà la civilisation elle-même, et, invité partout, était allé partout durant la première semaine. Mais chaque fois qu’une maîtresse de maison le cherchait pour lui présenter un autre lion moins récent, elle le trouvait humblement occupé ailleurs, tantôt portant une glace à