Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 115.djvu/658

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

652 REVUE DES DEUX MONDES.

suis sûr, d’après ce qu’il m’a dit, qu’il ne lui tendit aucun piège. En vérité, je l’ai cru sans hésiter, quand il m’a dit qu’il avait plutôt lutté d’abord contre l’intérêt excessif qu’elle lui témoignait. C’était bien l’espèce d’homme qui plaît aux femmes, mais les femmes qui l’avaient aimé jusque-là n’étaient pas de la catégorie de celle-ci ; il ne comprit rien à la bonne fortune inespérée qui lui tombait, il y vit comme un signe des cieux, comme la descente vers lui d’une déesse. Il lui dit, lorsqu’ils se séparèrent, que s’il réussissait, s’il pénétrait dans ces terres inconnues, si on reconnaissait ses services, comme il en avait reçu la promesse, il oserait revenir vers elle. Et alors elle l’appela son chevalier errant, elle lui donna sa chaîne et ce médaillon à porter, déclarant que succès ou défaite lui importait peu, qu’elle lui appartiendrait tant qu’elle vivrait, corps et âme.

— Je crois, dit Gordon en s’arrêtant brusquement, comme pour réfléchir, oui, je crois bien que ce furent là ses paroles, lorsqu’il me les répéta.

Il leva de nouveau ses yeux pensifs vers le visage de l’Américaine, en lace de lui, puis laissa son regard errer plus loin en ayant l’air de chercher les paroles exactes dont s’était servi l’aventurier. Miss Egerton était mortellement pâle, les traits tirés, avec une contraction des lèvres, et elle jeta un coup d’œil rapide vers M rs Trevelyan, un coup d’œil qui la conjurait de permettre qu’elle s’en allât. Mais la maîtresse de maison, comme ses invités, ne s’occupait que de Gordon. Le dîner était fini, et rien, pas même les mouvemens silencieux des domestiques, n’interrompait l’histoire détaillée à loisir.

— Si, poursuivit plus légèrement Gordon, un amoureux impatient trouve lent à en mourir le cab qui de la station du chemin de fer l’emporte vers le logis de la femme qu’il adore, figurez-vous ce que devait éprouver ce malheureux au cœur de l’Afrique, avec six mois de voyage devant lui avant de pouvoir atteindre les premières limites de la civilisation. Il se hâtait, il nous poussait ; sur sa litière, il se tournait et retournait en injuriant les porteurs et moi-même parce que nous n’avancions pas. S’arrêtait-on pour la nuit, il s’irritait du retard ; le matin venu, il était toujours le premier à s’éveiller, quand par hasard il avait dormi, et tout de suite impatient de repartir ! Dès qu’il lui fut possible de marcher, il reprit la fièvre en abusant de ses forces, et ce fut seulement quand Royce lui eut signifié qu’il se tuerait en continuant ainsi, que, de nouveau, il consentit à ce qu’on le portât et se réduisit à la patience. Tout le temps, ce pauvre diable ne cessait de répéter qu’il était indigne d’elle, s’accusant d’avoir gaspillé sa jeunesse, se reprochant de mériter si peu le