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de ses sévérités. Mais jusqu’ici on n’a pas réussi à nous persuader qu’il fût un homme aimable et que Tacite ait eu tort de lui attribuer un génie sombre et dur.

L’opinion généralement admise est qu’Alberoni, ce petit abbé qui, à l’âge de cinquante ans, devint le ministre dirigeant et souverain de la monarchie d’Espagne, représente le type du parvenu retombé, de l’homme de rien, qui, arrivé par l’intrigue à une éclatante situation, n’est pas à la hauteur de son emploi et se perd par ses imprudences. La mauvaise étoile d’Alberoni a voulu que le roi des médisans se chargeât de faire son portrait, et c’est un malheur dont il faut lui tenir compte. Sans être un Tacite, c’est-à-dire un moraliste profond, doublé d’un grand poète, Saint-Simon avait, lui aussi, le don des touches ineffaçables, des mots qui restent, et les réputations sur lesquelles il a promené sa griffe en ont toujours porté la marque. Qui n’a présens à l’esprit les débuts d’Alberoni tels qu’il les a contés ? Il nous montre le fils d’un jardinier de Plaisance « prenant un petit collet pour, sous une figure d’abbé, aborder où un sarrau de toile eût été sans accès, » et bientôt s’insinuant dans la faveur du duc de Parme par sa gaîté et ses lazzis. Son maître le députe auprès du duc de Vendôme, avec qui il avait à traiter ; Vendôme lui donne audience sur sa chaise percée, et quand il se lève de son trône, l’abbé, résolu à plaire à quelque prix que ce fût, court baiser ce qu’on lui montre, en poussant la fameuse exclamation : O c… di angelo ! Ce sont là des traits qu’on ne peut oublier.

Saint-Simon ajoute que rien n’avança plus ses affaires que cette infâme bouffonnerie, qu’il s’étudia à plaire aux principaux valets, à se familiariser avec tous, à prolonger ses voyages, qu’il fit à son nouveau patron des soupes au fromage et d’autres ragoûts étranges qui furent trouvés excellens, « que, de cette sorte, il se mit si bien avec lui, qu’espérant plus de fortune dans une maison de bohèmes et de fantaisies qu’à la cour de son maître, il fit en sorte de se faire débaucher d’avec lui, qu’ainsi il changea de maître et sans cesser son métier de bouffon et de faiseur de potages, mit le nez dans les lettres de M. de Vendôme, réussit à son gré, devint son principal secrétaire et celui à qui il confiait tout ce qu’il avait de plus particulier et de plus secret. » Il y a dans ce récit beaucoup à prendre et beaucoup à laisser. Il est faux qu’Alberoni eût changé de maître. Il suivit le duc de Vendôme comme agent secret du duc de Parme, et quelques informations qu’il recueillît, il s’empressait d’en faire part à sa cour. Dans le temps même de ses grandeurs, il était encore le chargé d’affaires des Farnèse et leur homme de confiance. Mais ce qui reste vrai, c’est qu’il sut se servir de Vendôme pour faire son chemin en France et, plus tard, pour établir sa prodigieuse fortune en Espagne, et ce qui est également vrai, c’est