Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 115.djvu/677

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que ce qu’elle en avait vu par sa lucarne. Si elle ignorait les affaires, la politique, les choses et les personnes, elle avait l’esprit vif, prompt et délié, un grand désir de s’instruire, « avec une gaîté naturelle qui étincelait à travers la gêne éternelle de sa vie. » Quoiqu’elle déclarât crûment que, pour bien connaître un homme, il faut avoir mangé et dormi avec lui, bisogna mangiare e dormir e con lui, elle avait pris tout de suite confiance en son instituteur, elle s’abandonnait à ses conseils. Elle lui avait donné l’entrée secrète, ce qui était encore sans exemple, et il la voyait tous les jours, conférait, raisonnait avec elle entre quatre yeux, a quattro occhi.

Il lui avait appris quel homme était Philippe V, comment elle pouvait le prendre et le tenir, et elle avait plié son humeur à tous les goûts, à toutes les habitudes de ce roi pour qui la chasse était un plaisir de tous les jours. Peu de temps après son arrivée, cette paresseuse se levait de grand matin pour l’accompagner, le suivre à pied et admirer ses exploits. Elle se régalait des bécasses qu’il avait tuées et dans l’occasion, disait Alberoni, « elle vivait du fusil de son mari. » Elle s’accoutuma à chasser, elle aussi ; il lui enseignait à ne pas tirer trop vite, et ils battaient ensemble les buissons ; rien ne lui faisait peur, ni le froid, ni le vent, ni les montagnes couvertes de neige. « Dieu, depuis l’éternité, l’avait créée pour lui. » Après avoir fait sa conquête, elle s’appliqua à le séquestrer, à tenir à distance les conseillers fâcheux, les indiscrets, les quémandeurs. Elle s’empara si bien de son esprit qu’il ne lui cachait rien, ne travaillait jamais qu’en sa présence, lui montrait et les lettres qu’il écrivait et celles qu’il recevait, la mettait en tiers dans toutes les audiences qu’il donnait soit à ses sujets, soit aux ministres étrangers. « Ce tête-à-tête éternel qu’elle avait avec lui, a dit Saint-Simon, lui donnait lieu de le savoir par cœur. » Cependant il résistait quelquefois. Elle recourait alors au grand moyen que lui avait enseigné son Parmesan. À une grande dévotion, Philippe joignait beaucoup de tempérament ; sa conscience lui interdisant « de chercher ailleurs, » il ne se permettait que les plaisirs légitimes, mais il réclamait impérieusement son dû. Quand il l’avait contrariée, Elisabeth l’en punissait « par les refus nocturnes, qui excitaient des tempêtes. Il criait et menaçait, par ci par là, passait outre ; elle tenait ferme, pleurait et quelquefois se défendait. Le matin, tout était en orage. La paix se consommait la nuit suivante. »

Alberoni était enchanté de sa pupille. Cette princesse, « élevée entre quatre murs, » avait surpassé son attente. Elle avait tout appris, s’était débrouillée avec une promptitude surprenante ; rien ne l’embarrassait, elle était fine, adroite, rusée comme une bohémienne, scaltra corne una zingara. Elle tenait désormais le roi ; Alberoni la tiendrait-il toujours ? Il pouvait s’en flatter. Elle lui prodiguait les attentions et