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comme eux, ce ne serait pas assez d’être de leur famille, il faudrait être eux-mêmes.

Il n’en est pas ainsi de Lamennais. Non que son œuvre n’abonde en belles pages, et si nous en voulions citer, nous n’aurions, comme on dit, que l’embarras du choix. Il y en a d’éloquentes dans l’Essai sur l’Indifférence ; il y en a dans les Affaires de Rome ; il y en a dans les Paroles d’un croyant ; il y en a de moins connues, de moins vantées, mais non pas de moins belles peut-être dans l’Esquisse d’une philosophie, sur l’art en général, et sur la musique en particulier, sur la cloche, par exemple, ou sur l’orgue. Justesse et clarté, force et précision, ampleur de la phrase, mouvement, véhémence, — le style de Lamennais a toutes les qualités d’un grand style. Et cependant, je ne sais pourquoi ni comment toutes ces qualités ont en lui quelque chose d’anonyme et d’impersonnel. Je dis plus : il a une manière, et même, comme dans les Paroles d’un croyant, une manière dont on peut aisément démêler l’artifice ; et cependant sa prose, en vérité, n’est pas signée. On ne dit pas en le lisant : « Voilà du Lamennais, » comme on dit : « voilà du Joseph de Maistre » ou : « voilà du Courier. » C’est un grand écrivain, très éloquent, très entraînant, dont les plus belles pages n’ont rien qui soit exclusivement de lui.

On ne peut s’empêcher de faire une autre observation. L’auteur de l’Essai sur l’Indifférence n’a rien eu d’un « moraliste, » au sens du moins où l’on entend ce mot quand on songe aux Essais de M. Nicole, par exemple, ou aux Sermons de Bourdaloue. Il a connu l’homme en général, mais non pas les hommes en particulier. À cet égard, comparez encore, dans l’accomplissement d’un dessein presque analogue, la pauvreté psychologique de son premier volume à la richesse des Pensées de Pascal. Est-ce que peut-être, pour observer le monde, il en a toujours vécu trop éloigné ? Mais, d’un autre côté, trop solitaire et trop orgueilleux, il semble avoir été toujours incapable aussi de ces retours sur soi, qui nous permettent parfois de lire, dans la contemplation de notre propre misère, un peu du secret de l’humanité.

Et l’appellerons-nous seulement un « penseur ? » C’est un titre au moins qu’Edmond Scherer, dans une très belle Étude, lui a jadis durement contesté. M. Ravaisson, dans son mémorable Rapport sur la philosophie en France au XIXe siècle, et M. Paul Janet, dans une suite d’Études que nos lecteurs n’ont pas oubliées, se sont montrés moins sévères. Si cependant Lamennais, plus heureux dans l’art de renouveler telle ou telle partie de l’apologétique ou de la philosophie, que dans l’art d’édifier un système, — ce qui est assez grave quand on en a voulu construire deux, — s’est lui-même un peu perdu dans l’argumentation du premier de ses deux grands ouvrages et n’a pas très habilement ni très solidement ordonné le second, nous serons de