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où on le composait. On eût dit une révélation ; et au fait c’en était une au moins du changement qui s’était opéré, non pas dans l’esprit, mais bien dans le cœur de Lamennais. Le dur auteur de l’Essai sur l’Indifférence avait déposé la cuirasse dont il s’était jadis revêtu pour combattre les incrédules. Ce n’était plus à la dialectique et au raisonnement, mais au sentiment et à la persuasion qu’il faisait appel. Sa religion devenait celle de la souffrance humaine. Et le succès des Paroles d’un croyant n’était-il pas un signe aussi, ou une révélation d’un sourd travail qui commençait de se faire dans les profondeurs mêmes du sentiment religieux.

Car enfin, s’il s’est trompé, — puisque Rome l’a acondamné, — qui répondra cependant que l’erreur de Lamennais ne devienne pas peut-être la vérité de demain ? Dans le second volume de son intéressant ouvrage, à la page 171, M. Roussel s’indigne éloquemment qu’on ait pu prêter à Lamennais la double intention « de démocratiser l’Église, et, par elle, de démonarchiser l’État. » Mais, à la page 287, c’est lui-même qui dit, en propres termes, que « ce crime qui semblait alors, vers 1834, doublement abominable, plus d’un catholique, du moins en France, l’excuserait doublement, » si l’on voulait un peu s’entendre sur la valeur de ces mots. Et il dit encore, en un autre endroit : « Le grand tort de Lamennais fut toujours de devancer son époque. » C’est aussi bien ce que pensent tous ceux qui, depuis de longues années déjà, voient la religion s’efforcer à se rendre indépendante de toutes les formes de gouvernement, ou véritablement à se démocratiser, puisque nous venons d’écrire le mot, en adressant aux masses, comme l’on dit, avec ses plus éloquentes consolations et ses plus sages conseils, son suprême appel aussi. Mais alors l’erreur de Lamennais n’était donc pas si profonde ? Il avait donc raison, lorsqu’il se plaignait à l’abbé Gerbet, au mois de janvier 1832, « que le pape ne sût rien des choses de ce monde, et qu’il n’eût aucune idée de l’état réel de l’Église ? » Et s’il avait raison, que signifient les anathèmes dont on charge encore aujourd’hui sa mémoire ?

Aussi ne saurait-on savoir à M. Roussel trop degré de la conclusion de son livre. « Plaignons Lamennais, y dit-il, de n’avoir pas été à l’honneur, après avoir été si longtemps à la peine, et nous rappelant, suivant le mot de Mgr de Lesquen, qu’il a fait beaucoup de bien à l’Église et ne lui a pas fait de mal, gardons-nous de le maudire ! Ce serait pour nous, Français et catholiques, pis qu’une simple faute contre la charité : ce serait de Pin-gratitude. » C’est ce qui nous dispense d’insister sur ses dernières années. Mais ce qu’il est curieux et instructif de noter, c’est qu’en somme les conclurions du Lamennais de M. Spuller ne diffèrent qu’à peine de celles du livre de M. Roussel. Sans doute, et on ne trouvera rien de plus naturel, M. Spuller loue dans le Livre du peuple, dans les