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d’une sainte, après le drame saisissant des Fossiles, où nous avions presque retrouvé la vision grossissante du romantisme, avec je ne sais quel écho réveillé des Burgraves, M. de Curel nous devait une œuvre aussi forte, un peu détendue et assouplie seulement, sans toutefois rien abdiquer ni contraindre de sa fière, triste et puissante pensée. Cette œuvre, il vient de nous la donner, et par elle il s’affirme décidément comme le premier parmi les nouveaux écrivains de théâtre ; parmi les autres, comme un des premiers.

Anna de Grécourt vit depuis vingt ans séparée de son mari. Jadis, après l’avoir épousé par amour, elle fut pendant quatre années la plus heureuse des femmes. Mais un jour elle découvrit qu’Hubert la trompait avec une drôlesse. Éperdue de douleur, elle s’enfuit, laissant derrière elle ses deux petites filles. Son mari la crut coupable, partie avec un amant, et répandit le bruit qu’elle était folle. De Vienne, sa ville natale, où elle s’était réfugiée, la fière créature ne daigna même pas se justifier. Elle s’enferma dans le silence, sinon dans la retraite. Belle, riche, intelligente, et désireuse de refaire sa destinée, elle vécut dans le monde et elle y vécut irréprochable. Mais, ayant trop souffert d’aimer, elle résolut d’abjurer tous ses amours. Elle ne revit jamais ni son mari coupable, ni même ses enfans innocens, et pareille au blessé qui s’achèverait lui-même, cette âme entreprit son triste suicide. Elle finit par mourir, ou par se croire morte. Et maintenant Mme de Grécourt, presque vieille, a les cheveux gris comme les cendres de son cœur éteint. Elle attend aujourd’hui un de ses amis, resté aussi l’ami de son mari, Hector Bagadais, un brave garçon que jadis elle refusa d’épouser et qui ne lui retira pas pour cela son amitié. Hector arrive, chargé par Grécourt d’inviter Anna à venir voir ses filles, qu’elle ne connaît pas. Elle refuse d’abord, par dignité, par orgueil, par indifférence surtout, par cette indifférence douloureusement acquise et que pour son repos elle ne veut pas troubler. Le bon Hector insiste et elle l’interroge sur la vie que mène Hubert. De cette vie elle apprend l’irrégularité, et la demi-installation près de ses filles d’une maîtresse, Mme de Raon. Et ces détails, sans l’indigner, l’intéressent, et par curiosité maintenant, par une curiosité de l’esprit ou du cœur, on ne sait au juste, et peut-être ne le sait-elle pas bien elle-même, Mme de Grécourt accepta l’invitation et part.

Au second acte, nous sommes à la campagne, chez M. de Grécourt. Nous y faisons la connaissance des deux jeunes filles, Thérèse et Alice. De l’éducation qu’elles ont reçue et que vous devinez, elles se rendent compte et elles souffrent, parce que, malgré leurs allures et leur langage, elles ont l’esprit juste et le cœur droit. Mêlées à l’équivoque d’un faux ménage, en bons termes d’ailleurs avec Mme de Raon, qu’elles appellent de son petit nom, Marguerite, tout en