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pas le plus ferme vers une direction nouvelle, et que sa tendance, au moins, a quelque chose de précis et de décisif. Il a eu l’idée, à peu près, d’un néo-christianisme, d’un christianisme laïque, d’un christianisme ésotérique et populaire, et il a cru que ce christianisme nouveau n’était pas à faire, qu’il était fait ; que le christianisme, au moment où il écrivait, était déjà sorti du temple, répandu dans la foule, compris et pratiqué par elle, mieux peut-être que par les hommes du temple, et qu’il régnait, et que la révolution française, malgré ses horreurs, et que la démocratie, malgré ses erreurs, en étaient précisément l’expression. Il est frappé, ce qui peut surprendre de la part d’un homme qui écrit au lendemain de la révolution et de l’empire, du grand sentiment « d’humanité » qui s’est emparé depuis quelque temps des esprits et des cœurs. Ne croyez point à une légère influence des idées et surtout des prétentions du XVIIIe siècle sur Ballanche. Ne croyez point qu’il veuille dire, comme quelques-uns l’ont affirmé, que le XVIIIe siècle a inventé l’humanité et la bienfaisance. Il précise, lui qui précise rarement. Il dit : depuis quelques années. « C’est depuis quelques années surtout que ce sentiment d’humanité s’est répandu. » Avant la génération de 1800, ces vertus étaient des vertus ecclésiastiques, depuis elles sont devenues des vertus sociales. « Avant nous, ces sentimens n’existaient que par la religion ; depuis, ils sont entrés dans la société. » Or ces sentimens d’humanité, c’est le christianisme même, mais le christianisme devenu populaire, le christianisme, non plus enseigné par ceux qui le possèdent et pratiqué sans être compris par ceux qui le reçoivent, mais possédé directement en son essence par la foule elle-même ; c’est le christianisme qui n’est plus une religion d’initiés, mais une conscience universelle de l’humanité. L’initiation, à force d’être exercée, a répandu, a imprégné tout le monde (et, sans doute, rend désormais inutiles les initiateurs). Ainsi considéré, le christianisme est tout nouveau. Il date d’hier ; mais il est indestructible sous cette nouvelle forme, étant la pensée de tous. Peu importe même, semble dire Ballanche, que les individus soient ou semblent être sans religion. Ils sont chrétiens sans le savoir ; ils le sont en tant que membres d’une société qui est profondément chrétienne : « Vous n’êtes pas sans religion, vous êtes sans culte… Mais la société est plus religieuse que les individus. » Il suffit ; car nous vivons de la pensée commune beaucoup plus que de ce que nous croyons être notre pensée propre ; surtout nous agissons beaucoup plus conformément à la coutume sociale que conformément à nos idées. Nous pensons, nous penserons, comme nous pourrons ; nous agissons, nous agirons chrétiennement, de plus en plus, parce que la société