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bois mort du cœur n’empêche pas les branches de verdir et les oiseaux d’y trouver un abri. » — Mais Anna sera la plus punie des trois, parce qu’elle a été la plus coupable, parce que son égoïsme a été le plus raffiné, le plus volontaire, surtout parce qu’il a corrompu en elle une âme plus haute, une âme supérieure, une âme qui ressemble à cette herbe des toits dont parle Bossuet, et qui se sèche d’elle-même : « Qu’il serait à désirer qu’elle ne fût pas née dans un lieu si haut, et qu’elle durât plus longtemps dans quelque vallée déserte ! »

Par l’originalité et l’élévation des idées, par la profondeur de l’observation, la comédie de M. de Curel est de premier ordre ; elle ne l’est pas moins par la beauté du style, beauté faite à la fois de vigueur et de charme, de simplicité et de poésie. L’auteur de l’Invitée est un penseur, un écrivain, et un penseur et un écrivain de théâtre. Le jour, qu’il faut souhaiter prochain, où il prendra son sujet et cherchera son inspiration dans la règle plutôt que dans l’exception de l’humanité, il nous donnera complètement le chef-d’œuvre qu’il vient de nous donner un peu et même beaucoup plus qu’à demi.

Félicitons-nous que l’Invitée n’ait pas été représentée à la Comédie-Française : elle n’y eût pas trouvé sa merveilleuse interprète. Mme Pasca joue le rôle plus que difficile d’Anna de Grécourt avec un talent supérieur à toutes les difficultés, avec je ne sais quoi de las, de blasé et de blessé dans la voix, le regard et le geste, avec la fierté, l’ironie souveraine et aussi la profonde tristesse d’une créature qui ne peut plus aimer, mais qui peut toujours souffrir. Une telle artiste fait mieux qu’interpréter : elle collabore. — M. Boisselot au contraire, qui joue M. de Grécourt, l’a joué, selon nous, à faux ; trop bas, d’un ton au-dessous de l’œuvre en général, et même du rôle en particulier. Par sa tenue, ses mines, par certain attirail grotesque de pêcheur à la ligne, il fait de ce mari de grande comédie un mari de vaudeville à la Blum et Toché, que, fût-ce il y a vingt-cinq ans, la belle, l’intelligente Anna jamais n’aurait aimé. Rien dans le texte ne me paraît justifier une telle caricature, qui jure avec l’ensemble de l’œuvre et le compromet.

Le temps me manque, et aussi le goût, de vous raconter le dernier spectacle de M. Antoine. Il se composa de Mademoiselle Julie, une malpropreté Scandinave, et du Ménage Brésile, une ordure française. Je n’oublie pas, aujourd’hui surtout, que le Théâtre-Libre nous a révélé M. de Curel ; mais il nous le fait payer chèrement.


CAMILLE BELLAIGUE.