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Barbares ou la réforme. À Ballanche, elle paraît d’autant et de plus de conséquence peut-être que le christianisme. Il y puise au moins la moitié de ses théories et de ses doctrines. Il lui trouve un sens historique, un sens social et un sens mystique. Il y voit une parole de Dieu au monde. En cela très différent de ceux de ses contemporains qui l’ont vue quand ils avaient l’âge d’homme. Les Benjamin Constant, les Staël, les Royer-Collard, envisagent la révolution avec attention ; mais tranquillement. Ils n’en sont pas étonnés et étourdis. Avec Ballanche, nous entrons dans cette génération d’hommes qui ont été ébranlés jusqu’au fond de leur imagination par le drame révolutionnaire, et qui, chacun selon sa tournure d’esprit, en garderont je ne sais quelle tendance à une forme ou à une autre de mysticisme. Ce n’est pas tant l’événement auquel nous avons assisté qui nous fascine, c’est l’événement qui nous a immédiatement précédés, et qui est pour nous doublement formidable comme déjà légendaire et encore voisin. Quoi qu’il en soit, toutes les lois qu’il pense en historien ou en moraliste politique, c’est sur l’histoire mythique et sur l’histoire d’hier que Ballanche s’appuie, interprétant l’histoire mythique en homme pénétré et un peu effaré de l’histoire d’hier, interprétant l’histoire d’hier en mythologue, en mythographe et en visionnaire. Il ne raisonne que sur la préhistoire et sur l’histoire contemporaine : entre les deux il y a l’histoire, qu’il ne connaît pas, et j’ajoute qu’il ne pouvait pas connaître. Elle devait lui répugner comme chose où l’imagination n’est pas très à l’aise et n’a pas tout son espace et toute sa liberté de jeu. La préhistoire et l’histoire contemporaine sont inégalement, mais toutes les deux très favorables à l’homme d’imagination. L’une est vague comme un passé peu connu, l’autre est vague comme l’avenir dont elle n’est que le commencement et dont elle a besoin pour se compléter dans l’esprit et pour prendre forme systématique. Il entre donc à peu près autant d’inconnu, et il est besoin d’à peu près autant d’hypothèses dans l’une que dans l’autre. C’est où l’homme d’imagination triomphe pleinement ; c’est au moins où il se plaît et d’où il n’aime pas à sortir. L’une et l’autre sont jeu très dangereux, doublement dangereux sans doute quand on mêle l’une à l’autre et quand on prétend éclairer les indications obscures de celle-ci par les lumières douteuses de celle-là. — Il est donc difficile de voir en Ballanche autre chose qu’un romancier érudit et un poète philosophe, beaucoup plus séduisant que sûr et plus fait pour amuser l’imagination que pour fortifier la pensée et nourrir l’esprit. Il est suggestif cependant, comme on dit aujourd’hui, et incline le lecteur aux méditations sérieuses. Remarquez qu’il y a en lui le germe