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pression dramatique. Il y a dans la scène du Graal une combinaison d’effets pour l’oreille et pour l’œil qui hypnotise le spectateur. On sent que Wagner a « vu » la mise en scène en même temps qu’il a entendait » sa musique. Une conception unique a présidé à l’agencement si complexe de tous les élémens de l’illusion théâtrale. Tous les arts différens, concourant à l’expression du drame, et qui s’emparent du spectateur par l’intelligence et le sentiment, par l’audition et la vision, obéissent à lui seul ; il a fait à chacun sa part ; il a réglé d’avance leurs relations réciproques, il les a tous subordonnés au but suprême : créer l’illusion de la vie ! Ces tables circulaires où prennent place les chevaliers divisés en deux groupes qui débouchent d’un côté différent de la scène et se croisent en s’avançant d’un pas solennel, ces chants d’un caractère vraiment céleste, la mimique expressive qui accompagne les péripéties du divin sacrifice, le baiser de paix que les chevaliers se donnent à la fin de la cérémonie, tout conspire à faire naître l’impression la plus religieuse et la plus haute, et en même temps la plus humaine. Toute la partie musicale qui accompagne cette scène a une valeur « plastique, » indépendante de son admirable connexité avec le drame ; elle serait belle, même sans l’attrayante variété des « timbres, » rien que par sa substance mélodique et harmonique ; elle vaut, non-seulement par l’expression et la couleur, mais par la proportion, la symétrie, le plan si ferme et nettement défini de l’ensemble. Goethe a dit de l’architecture qu’elle est comme une « musique rigide ». En retournant la pensée, on pourrait dire que la musique de la scène du Graal est une architecture vivante et fluide. Et, dans cette scène prodigieuse, la musique n’emprunte pas seulement de l’architecture le noble dessin, l’impeccable contour, la pure silhouette, les belles relations d’harmonie, d’ordonnance et d’équilibre ; elle présente un échafaudage matériel de quatre foyers de sonorité qui se superposent. Wagner a vraiment édifié une construction sonore : au-dessus de l’orchestre invisible chantent le chœur et les acteurs visibles sur la scène ; à mi-hauteur de la coupole se fait entendre un chœur de jeunes gens invisibles, et tout en haut de la coupole, des voix d’enfans également cachés semblent venir directement du ciel. De partout les ondulations sonores enveloppent l’auditeur. On dirait que le temple s’anime et que son âme chante et prie en présence du grand mystère qui s’accomplit véritablement grâce au génie tout-puissant de l’artiste créateur.

Au point de vue esthétique, on ne sait qu’admirer le plus de la plainte tragique d’Amfortas, quand il refuse de découvrir le Graal dont l’aspect redouble ses tortures ; des mélodies vraiment divines