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l’escortaient, les uns revêtus de cottes de mailles, les autres complètement emprisonnés, homme et cheval, dans des caparaçons ouatés comme ceux des picadores aux courses de taureaux. On tira le canon en son honneur : une pièce vénérable, donnée en 1825 par le capitaine Clapperton, le premier des sept ou huit Européens qui ont vu le Tchad avant Monteil. On charge la bombarde jusqu’à la gueule, pour qu’elle fasse un bruit plus honorable ; le servant approche l’étoupille au bout d’une très longue gaule et se sauve à toutes jambes ; la pièce part, culbute son affût de bois, roule sur le sol, des esclaves la replacent à grand’peine, la canaille de Kouka est enchantée.

Notre envoyé fut reçu par le cheik Hachim. Avec ce souverain, la grosse question des cadeaux demande un certain doigté. Il faut d’abord lui en faire accepter, car aussi longtemps qu’il refuse les présens on n’est pas son hôte et il peut tout se permettre contre l’intrus ; les cadeaux une fois échangés, la coutume inviolable de ces pays garantit l’hospitalité au donataire. Celle des souverains de Kouka est d’une magnificence proverbiale, c’est-à-dire que l’étranger peut faire grande chère avec les nombreux moutons dont on le comble. Mais encore faut-il veiller à ce que les objets offerts ne s’égarent point dans les mains des vizirs ; et après avoir vaincu la réserve du cheik, il reste à éluder ses exigences croissantes, qui épuiseraient rapidement la pacotille du voyageur. Monteil aplanit bien des difficultés avec un exemplaire arabe des Mille et une Nuits, dont il s’était muni à tout hasard ; les princes musulmans, gens sensés, ne mettent rien au-dessus de ce livre. Le capitaine aurait pu allonger les récits de Schéhérazade en y ajoutant quelques-unes de ses aventures. Il dut en outre satisfaire le désir très logique du monarque, qui lui disait : « Tu es un ambassadeur ; tu dois avoir pour moi une lettre de ton roi ; donne-moi la lettre de ton roi. » Comment l’ambassadeur, bien certain que personne à Kouka ne vérifierait l’original français, se trouva en mesure de présenter au cheik Hachim un beau salam arabe, signé par le roi Carnot et contresigné par le grand-vizir Etienne, c’est ce que je n’expliquerai point dans le détail, de peur qu’on ne fasse de méchans rapports à la majesté noire. Hachim proposa insidieusement à son hôte de le faire conduire au Tchad ; Monteil savait que toute tentative d’un Européen pour approcher du lac est très mal vue et peut attirer de sérieux désagrémens ; les indigènes supposent qu’il vient s’emparer des gisemens d’or que son art lui fait découvrir sous les eaux. Le capitaine jura qu’il n’était pas curieux. Son sacrifice ne lui coûtait guère ; à la hauteur de Kouka, une large zone de marécages et de roseraies interdit l’accès du bassin proprement dit.