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homme de pensée ; l’expérience amassée dans son esprit s’est transformée en projets pratiques, en hautes intuitions sur les besoins actuels de nos sociétés.

Je le chagrinerais par un éloge indiscret. Il ne goûte que la louange juste et collective, celle qui le confond avec ses émules et ses camarades, Mizon, Binger, Dodds, Archinard, Quiquandon, et tant d’autres, ou, pour mieux parler, tous les autres, tous ces officiers missionnaires du Soudan, du Bénin, du Congo, qui accomplissent du même cœur, avec des moyens et des succès divers, la même œuvre nécessaire. Qu’il me soit permis de le dire : depuis plusieurs années, j’ai eu l’honneur de m’entretenir de nos intérêts africains avec bon nombre d’entre eux ; chaque fois que l’un de ces hommes me quitte, je m’affermis dans une conviction que je traduirai ainsi : aux époques les plus fécondes de notre histoire, alors même que le premier consul, cet accoucheur de forces, suscitait des instrumens à la mesure de ses desseins, la France pouvait avoir aussi bien, elle ne pouvait pas avoir mieux que cette pléiade de serviteurs, exercés et préparés en Afrique aux plus difficiles, aux plus grandes tâches. Jamais la France ne fut à même de puiser dans un plus vaste trésor d’intelligence, de dévoûment, de résolution. Je ne regarde pas ces soldats à travers le prisme d’un faux idéalisme : comme tous leurs frères d’armes, ils ont leurs ambitions personnelles, leurs désirs d’avancement ; mais ce sentiment reste chez eux au second plan ; avant tout, ils sont mordus par la passion du but qu’on leur a assigné ; pour l’atteindre, chacun d’eux a quelque conception individuelle, un système, un projet d’exploration chèrement caressé et auquel il sacrifierait tout.

Ils arrivent à Paris avec leur idée, mûrie dans les longs loisirs des bivouacs africains ; généralement, elle est juste, ou susceptible de le devenir ; on l’accueille favorablement dans les bureaux compétens ; mais on ajoute aussitôt : « Chut ! patience ! M. X., du parlement, a des vues opposées aux vôtres, M. Z., de la presse, nous guette pour d’autres raisons ; ils soulèveraient un débat que le ministre doit éviter à tout prix ; attendons. » Il faut les voir alors, surpris, découragés, se renseignant sur ces puissances de la parlotte dont les noms leur étaient peu familiers : « Qui sont donc MM. X. et Z. ? Puisque mes chefs jugent mon idée bonne, exécutable avec les moyens dont ils disposent, pourquoi ne passe-t-on pas à la réalisation ? » — Je ne sais rien de plus touchant que l’étonnement naïf de ces hommes d’action, quand ils viennent se heurter à notre paralysie politique ; rien de plus navrant que leur chagrin, quand ils repartent pour leur Soudan, avec leur illusion malade, brisée ; et je me surprends parfois à