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temps de s’engourdir. J’en demande pardon à l’ombre de Wagner ; mais dans cette fin d’acte j’échappe à l’illusion dramatique, et, ce sentiment si pénible quand on assiste à la représentation d’une œuvre qui vous dompte, je n’ai pas été seul à l’éprouver. Mais, si les reproches adressés par l’oncle au neveu paraissent interminables, qu’elles sont exquises, les phrases d’amour échangées entre Tristan et son amie, sans souci de la présence du roi et de sa suite, et dont l’inexcusable liberté provoque enfin l’agression de Mélot !

La moralité de Tristan est dans l’inflexible logique du drame. Le philtre d’amour, en jetant les deux amans dans les bras l’un de l’autre, leur donne la soif irrésistible de la mort. La vie, pour eux, c’est l’obstacle au désir, c’est la prison cellulaire de l’amour ; la mort, c’est l’élargissement suprême, l’embrassement définitif de deux êtres unis, soudés, fondus en un seul !

Le décor du troisième acte, où nous revoyons Tristan, que le fidèle Kurwenal a ramené blessé dans le manoir familial, est d’une poésie intense. La scène représente la cour de ce manoir : à droite, une tour ; de chaque côté, à l’horizon, la mer ! .. On entend les sons d’une mélodie rustique jouée par un pâtre. Ce refrain n’est point un hors-d’œuvre : s’il revêt un caractère épisodique la première fois qu’il se présente, il revient ensuite, associé à l’orchestre, et s’unit profondément à la vie même du drame. La « vieille mélodie, » Tristan la reconnaît ; elle évoque en lui de lointains et mystérieux souvenirs. Il l’a déjà entendue plusieurs fois : quand son père est mort, quand il a perdu sa mère. Et voilà qu’elle résonne encore comme l’écho d’un passé douloureux ravivé par les angoisses présentes ! L’aspect placide de l’antique demeure et son poétique horizon contrastent d’une manière poignante avec la crise intérieure du personnage, avec l’intimité d’une souffrance dont la puissance de Wagner nous fait ressentir l’acuité presque intolérable. Tristan est là, gisant sur un lit de douleur. Plus encore que sa blessure corporelle, l’incurable plaie de son âme lui inflige les tortures d’une soif inextinguible ; un seul cri s’échappe de ses lèvres : Iseult, Iseult ! Mais plus haut que le désir de revoir Iseult, de sentir encore son souffle et son baiser, parle son aspiration à une étreinte éternelle que la mort seule peut donner. Après la scène où la seconde vue de la passion lui montre le navire qui ramène Iseult, quand il touche enfin à l’objet du désir, qu’il sent le retour de l’amante, qu’il entend sa voix, il se lève malgré sa faiblesse, il reste debout par un effort surhumain, il se traîne, il veut devancer d’une seconde l’instant de la félicité, dût-il en mourir ; et il veut vraiment en mourir, car il arrache l’appareil de sa blessure et tombe inanimé dans les bras d’Iseult, afin que cette