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Une trentaine de personnes à table, beaucoup d’ingénieurs et de journalistes français, venus pour l’inauguration du chemin de fer, les commissaires turcs arrivés de Constantinople pour examiner l’état de la ligne, l’un apathique, inerte, atone comme l’empire ottoman, quelques autres, qui ont vécu en Europe, nous content des souvenirs d’opéra de 1860, — têtes chauves et ridées de vieux boulevardiers finauds qui sont aussi des effendis très entêtés et qui ont quitté leurs harems pour vérifier les ponts de M. Eiffel. Plus loin, un scholar anglais qui fait des fouilles et étudie le monde chananéen, la civilisation palestinienne avant les Hébreux. À côté de nous une famille américaine, la mère et deux petites filles échouées à Jaffa depuis huit mois, qui songent tous les jours à s’en aller, mais qui restent sans savoir pourquoi, probablement parce qu’on n’est pas plus mal ici que dans un hôtel de Boulogne ou de Florence. Le fils est à Heidelberg, la fille aînée fait de la musique à Paris ; un beau jour, le père écrira de Chicago qu’il vient les chercher et passer huit jours en Europe : tout ce monde se réunira au casino d’Ostende et l’on s’embarquera à Anvers sur un paquebot du Red-star-line dont les passages sont économiques.

Le déjeuner se prolonge, les conversations s’animent, pendant que l’effendi triste devient de plus en plus atone. Ma voisine m’entretient des vitesses comparées des steamers et, sur ce sujet, rencontre heureuse, nous avons justement les mêmes opinions. Sans contredit, les whitestar sont les plus rapides, mais la cuisine des Transatlantiques est supérieure. Cependant mes yeux se charment à suivre le profil d’une petite quakeresse qui nous sert, mince, sévère, toute vêtue de noir, son étroite figure ascétique sortant d’une collerette puritaine, — exquise, à côté de la fenêtre où, par-dessus le feuillage des orangers classiques, le ciel oriental brûle, flambe dans la gloire implacable de midi.


Nous allons faire la sieste dans nos chambres qui sont très nues, très bibliques même, chacune portant au-dessus de la porte le nom d’une tribu d’Israël. Je dors sous la protection des Aser, entre Ruben et Benjamin. Vers deux heures, la grosse chaleur est déjà passée. Dans cette atmosphère sèche, vide de vapeurs, elle ne s’emmagasine pas : on ne souffre que du rayonnement direct du soleil, dont la flamme est dévorante durant les deux heures qui précèdent et qui suivent son passage au zénith.

Bien vite nous courons à la gare du petit chemin de fer que l’on inaugurera dans huit jours et que déjà je déclare inoffensif. En Europe, où la nature est pauvre, délicate, entourée de civilisation hostile, le chemin de fer lui est pernicieux. Il signifie la