Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 116.djvu/380

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

noblesse, l’armée, tout ce qui tenait par quelque lien au régime aboli. Et cette crainte devenait une obsession ; elle inspirait à ces hommes, hier encore dociles à leurs chefs, d’insurmontables préventions contre eux, les remplissait de haine en même temps que de soupçons, les gagnait peu à peu à la sanguinaire doctrine qui commençait à se répandre : que le gentilhomme, le prêtre, l’officier, étaient les ennemis nés de la révolution, et que c’était entre elle et eux un duel à mort, où il fallait qu’elle frappât la première sous peine de périr.

Ces idées ayant fait, non-seulement dans le bas peuple, mais dans la bourgeoisie même, de rapides progrès, la situation des chefs militaires à Toulon devint bientôt intolérable. « M. de Coincy, depuis trente ans gouverneur de la ville, ne reconnaissait plus cette population qu’on appelait un exemple de fidélité. Il prit en dégoût une position que les circonstances rendaient difficile… Il s’emporta contre les anarchistes qui ne lui pardonnèrent plus son amour de l’ordre. Dès lors, désespérant de servir la cause du roi en bon militaire, il quitta Toulon[1]. »

Le comte de Béthisy fut désigné pour le remplacer. Son premier soin, lorsqu’il arriva au commencement de juillet, fut de chercher à se concilier les bonnes grâces de la population en consentant à une mesure qu’elle réclamait depuis longtemps : la fermeture des portes de la ville, le soir, à dix heures au lieu de huit. Aussitôt on l’accuse de méditer le projet d’introduire nuitamment des troupes dans la place[2]. Quelques jours après, usant d’un droit que les règlemens militaires reconnaissaient à tout commandant de place, il fit procéder subitement à une fausse alerte de nuit, afin de s’assurer de la promptitude et de l’ordre avec lesquels les troupes de la garnison s’assembleraient et se porteraient à leurs postes de combat. « Le lendemain, on accusa le pouvoir d’avoir traîné les canons dans les rues de la ville pour mitrailler les citoyens[3]. » Et ce ne fut pas seulement dans les rangs du bas peuple que cette absurde accusation trouva créance : symptôme singulièrement significatif du trouble qui régnait dans les esprits à cette époque, la bourgeoisie elle-même s’alarma de u cette épouvante éclatante et nocturne. » Elle remarqua que, « pour la première fois dans une occasion semblable, des canons sur leurs affûts avaient été traînés dans les

  1. Lauvergne, p. 14.
  2. « L’ouverture des portes jusqu’à dix heures du soir ne fut plus considérée que comme un moyen qu’il s’était ménagé pour favoriser quelque surprise contre la ville pendant la nuit ; les habitans eux-mêmes demandèrent qu’elles fussent fermées à l’heure ordinaire. » (Mémoire de la ville de Toulon sur l’affaire du 1er décembre, p. 10.)
  3. Lauvergne, ch. I, p. 15.