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généreux canonniers-matelots, nous ne voulons pas tirer ! Les uns jettent leurs armes, les autres se reposent dessus, tous lèvent la main, et par ce signe respectable ils confirment leur serment solennel d’être fidèles à la nation, au roi et à la loi. Mille cris de joie et d’applaudissement s’élèvent à l’instant. Les ordonnateurs de cet ordre inhumain ont à peine le temps de fuir dans l’hôtel, de cacher leur honte et leur désespoir, et de se soustraire aux coups de pierres qui les suivaient[1]. » La légende avait désormais trouvé sa forme définitive ; la voilà faite, achevée, prête à entrer dans la circulation, comme une pièce de fausse monnaie imitant parfaitement la bonne, et à donner au mensonge qu’elle abrite droit de cité dans l’histoire.

Cependant M. de Rions, instruit par ses officiers de l’effervescence qui régnait au dehors et du peu de fond qu’on pouvait faire sur la troupe, avait décidé que le détachement de canonniers-matelots rentrerait sur-le-champ dans ses quartiers. On comptait sur ce départ pour calmer le peuple ; le consul d’ailleurs se faisait fort de maintenir l’ordre avec l’assistance de la milice bourgeoise seule ; les officiers municipaux sortirent de l’hôtel, en annonçant la grâce accordée aux deux ouvriers. Cette concession, le renvoi des soldats, auraient dû, ce semble, enlever tout prétexte au tumulte. Il redoubla au contraire : preuve évidente que l’affaire des ouvriers congédiés n’était que le prétexte de l’émeute, qu’elle avait des causes plus graves et plus profondes. Des pierres furent lancées contre les fenêtres de l’hôtel de la marine. Le commandant chargea un de ses officiers d’aller demander à l’hôtel de ville la proclamation de la loi martiale. La municipalité n’eut pas le courage d’user des pouvoirs que la loi lui conférait, et se contenta d’envoyer deux compagnies de la garde nationale, qui prirent position, l’une à la porte, l’autre devant la façade de l’hôtel. Quelques instans après, furent commis deux lâches attentats sur le caractère et la gravité desquels le Mémoire de la ville de Toulon essaie vainement de nous donner le change. M. de Bonneval, accoudé à la balustrade d’une galerie qui régnait sur la façade de l’hôtel, à quelques pieds au-dessus du sol, causait tranquillement avec des officiers de la garde nationale, lorsqu’un inconnu, se glissant le long du mur, le frappa traîtreusement de deux coups de sabre, l’un à la main, l’autre à la tête[2]. On le porta, couvert de sang, dans une chambre où un chirurgien de la marine se mit en devoir de le panser. Il y était à peine, qu’il vit arriver M. de Saint-Julien, major de vaisseau, « tout mutilé, un œil poché et pouvant à peine

  1. Mémoire de la ville de Toulon, p. 44.
  2. Déclaration de M. de Bonneval, déjà citée.