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d’ignorer ce qu’est l’Église, ce qu’est la papauté, et ce qu’est le pape. Ils ne comprennent pas ou feignent de ne pas comprendre le renouvellement de l’Église, le rajeunissement de la papauté, le recommencement que marque ce pontificat. Ils ne regardent ou feignent de ne regarder qu’un tout petit coin de sol italien, où, suivant eux, ce vieillard a les pieds attachés et que désespérément il embrasse pour être roi.

Mais, ce vieillard, ils oublient qu’il est le prêtre des prêtres, l’évêque universel, le vicaire de celui auquel un proconsul romain ne donna que par dérision le titre de Rex Judœorum, avec une couronne d’épines et un sceptre en roseau. Moins de cent ans s’étaient écoulés, les Romains tenaient encore la Judée, que le roi mis en croix avait conquis le monde. C’est une conquête pareille et non pas la reprise de quelques lieues carrées de campagne déserte, que la papauté tente aujourd’hui. Borner à Rome les ambitions de l’Église et les projets de Léon XIII, c’est rabaisser l’Église et Léon XIII. Si le pape suit « un feu follet, » comme on l’en avertit très charitablement, ce n’est pas sur les Marais-Pontins. C’est sur les mers et sur les océans, jusqu’aux extrêmes limites de ce globe et du ciel, tant que s’étendent la terre et les eaux. S’il jette les filets du pêcheur, ce n’est pas pour ramener un pauvre million de corps humains, mais des millions et des millions d’âmes, des peuples, des nations et des civilisations.

Le jour où il aura le monde, — et l’étonnant spectacle du jubilé n’est pas fait, à coup sûr, pour le décourager, — il n’aura plus besoin de Rome. Mais il n’aura le monde que lorsqu’il aura la France, car la France va toujours d’un pas plus vite, un pas plus loin que le reste du monde. Voilà pourquoi il l’aime et il l’appelle, pourquoi il tend la main à la sublime aventurière. Ce n’est pas un trône que le pape veut relever, c’est un autel. Ce n’est pas la promesse de M. Rouher qu’il invoque : « Jamais l’Italie n’entrera à Rome ; » ce sont d’autres promesses. De la chambre où, dans la nuit, veille la lampe qui est la flamme et la pensée de tant d’hommes, il écoute le cri qui monte du fond des temps : Gesta Dei per Francos. Ce n’est pas Rome qu’il veut de la France, c’est la France…

Peut-être le pape rêve-t-il. Peut-être l’illusion n’est-elle pas moins grande que de prétendre rétablir le pouvoir temporel. Mais elle est plus noble, plus haute, plus pure, plus digne de la France et plus digne d’un pape.


CHARLES BENOIST.