ses amis tels qu’ils étaient. Il les voyait déjà sans illusion, — il les a jugés depuis sans indulgence !
C’était, en effet, un monde singulier, qui avait été déconcerté et aigri par les événemens, qui vivait dans les regrets et dans les rêves, occupé à se débattre dans une opposition inutile, à épier le jour et l’heure de la débâcle du régime de Juillet, de ce que M. le duc d’Angoulême, dans son innocent langage, appelait le culbutis. Mme Swetchine écrivait en ce temps à Mme de Nesselrode : « Le parti monarchique donne un bien triste et bien rare exemple, celui d’une minorité qui se décime elle-même, qui se divise et se réduit sans cesse en nombre et en force. L’union est comme inhérente aux partis maltraités par la fortune ; comment les royalistes de France oublient-ils cette première condition de tout espoir pour l’avenir ? » Ce monde divisé et boudeur, qui était sans doute une force dans la société française, mais une force stérile, avait son prince dans l’exil, ses conseils clandestins ou avoués, ses crises intimes, ses manifestations, ses pèlerinages. Au fond, il avait le malheur de vivre en dehors de la réalité et des courans populaires que quelques-uns de ses chefs s’efforçaient vainement de remonter. Le prince qui le représentait désormais, qui était pour lui le « roi » depuis la mort du vieil aïeul Charles X, à Goritz, et allait entrer en scène sous le nom de comte de Chambord, ce prince n’était encore qu’un jeune homme. Il avait reçu à la petite cour grave et triste de son grand-père, sous les yeux de son dernier précepteur, M. l’évêque d’Hermopolis, une éducation assurément soignée, brillante, préservée aussi avec précaution de tous les airs du siècle. Il avait été surtout élevé dans le sentiment des droits et des malheurs de sa race. Ce qu’il serait en avançant dans la vie, on ne le savait pas encore, il ne le savait pas lui-même. Pour le moment, c’était un jeune prince aux cheveux blonds, à la physionomie loyale et aimable, à l’esprit cultivé et au cœur plein du nom de la France, ayant dans ses manières la dignité affable des vieilles races, fait peut-être pour séduire plus que pour entraîner ou pour dominer. Le sceptique Beyle, qui le voyait à Rome en 1840, prétendait qu’il a n’avait pas le diable au corps, » et écrivait sans façon : — «… Le prétendant a l’air très bon, très doux. Il parle bien de toutes choses ; mais on sent que c’est une leçon apprise, sans aucun mélange d’improvisation. Si, au lieu d’un proscrit, c’était un jeune duc du faubourg Saint-Germain orné de 100,000 livres de rente, il aurait de grands succès et serait le chevalier Grandisson des gens pensant bien[1]. » — Il avait
- ↑ Voir la Correspondance inédite de Stendhal. — Je ne sais pas ce que valait le diplomate en Beyle-Stendhal, sur qui M. Albert Sorel a récemment écrit de si curieuses pages ; mais c’était un observateur piquant des détails.