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préface de Cromwell par Victor Hugo. Il nous semble bizarre qu’un homme comme Beyle ait pu se dire romantique et en distribuer le brevet à Scribe et à Thiers. Mais il faut songer qu’avant l’heure où Victor Hugo s’empara définitivement du mot, le définit à sa façon, et le consacra par des succès retentissans, on pouvait lui donner le sens qu’on voulait. De 1823 à 1825, le romantisme signifiait qu’on se moquait de l’abbé Auger et des trois unités ; qu’on allait tenter, à la scène et dans le roman, de peindre les gens comme ils étaient ou comme ils avaient été. Ce n’est vraiment pas la faute de Beyle si, à partir de la préface de Cromwell, il fallut, pour être un romantique orthodoxe, suivant la formule de la place Royale, identifier l’art nouveau avec l’idéal chrétien du moyen âge : ce qui, pour le dire en passant, n’était pas plus naturel ni plus logique que de faire parler Agamemnon, Titus, Montézuma ou l’orphelin de la Chine, comme des courtisans de Louis XIV ou des rédacteurs de l’Encyclopédie. Racine, Voltaire et leur école avaient du moins le mérite de s’être trempés aux vraies sources de notre génie national, tandis que Victor Hugo nous offrait un symbolisme d’origine teutonique et qui répugnera toujours à notre race.

Je ne voudrais pas élargir ce sujet plus qu’il n’est nécessaire, mais il faut au moins dire, avec autant de précision que possible, les idées, nuisibles ou fécondes, que Beyle déposa dans le jeune cerveau de Mérimée, qui ne contenait encore que des notions de linguistique et d’histoire rangées en bon ordre. Il faut dire aussi comment levèrent ces semences et ce qu’il en advint.

La première pensée qui vient est de consulter là-dessus Mérimée lui-même, qui, à deux reprises[1], écrivit très franchement, — trop franchement, a-t-on dit, — ce qu’il pensait de son maître. Il le représente comme un original de beaucoup d’esprit qui parfois agissait comme un niais, avec des accès de mauvais ton et des saillies de susceptibilité bien surprenantes chez un homme qui ne ménageait rien ni personne. Malgré ces défauts, il aimait à être avec Beyle, ce qui ne signifie pas tout à fait qu’il aimât Beyle. « Peu d’hommes, dit-il, m’ont plu davantage, et il n’y en a point dont l’amitié m’ait été plus précieuse. Sauf quelques préférences et quelques antipathies littéraires, nous n’avions pas une idée commune, et il n’y avait pas de sujets sur lesquels nous fussions d’accord. » Ces mots ne permettraient guère d’apercevoir entre eux des relations de maître à disciple ; mais il me semble que Mérimée

  1. D’abord dans une brochure, intitulée : H. B. et sans nom d’auteur, imprimée en 1850 à vingt-cinq exemplaires et distribuée à des amis ; ensuite dans une notice qui servit de préface à l’édition des œuvres de Beyle, en 1855.