Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 116.djvu/596

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jugeait la situation et lui conseillait de prolonger le plus qu’il pourrait cette minute rare, de savourer cet amour à part qui, ayant perdu des deux côtés l’espoir d’arriver à ses fins, se survivait pourtant et s’alimentait de lui-même, plus subtil et plus pur qu’il n’avait jamais été. Ces heures de sagesse, ces crises de bonheur duraient peu. On retombait dans les récriminations et les reproches. On se disait encore adieu, et le lendemain, on était encore dans les bois sur lesquels l’automne répandait ses premiers frissons. Il devenait difficile de s’aimer en plein air, et Mérimée parlait de chercher un abri. À quoi Mlle  Dacquin répondait d’un sourire évasif. De ces ruptures et de ces reprises, l’amour sortait épuré, mais amoindri et attristé.

La première fois qu’il siégea à l’Académie, elle était là, plus affligée que fière. Car cette part de mendiant, cette part anonyme n’était pas celle qu’elle avait rêvé de recevoir. Sous son habit vert, à la face de tout Paris, qui n’y vit que du feu, il osa lui envoyer, du bout de ses gants, un baiser imperceptible : circonstance assez peu commune, je pense, dans les réceptions académiques. Elle ne vit pas, ou ne voulut pas voir ce baiser, s’en alla seule et pleura. Elle pensait, la pauvre demoiselle, que la gloire le lui prenait définitivement et qu’on ne peut pas aimer un académicien.

L’histoire finit-elle là ? Non ; dans la vie rien ne finit. Il y eut encore d’autres crises, mais nous ne les connaissons pas bien. Plus tard, Mérimée s’ingénia à faire une amitié avec les débris de cet amour. Il la cultiva comme un rosier sur une tombe, et jusqu’au bout, il aima à respirer les fleurs de ce rosier-là. Quant à Jenny Dacquin, elle avait jeté sa vie dans une équipée de jeune fille ; elle ne l’en retira pas. Elle aurait pu se consoler avec un bourgeois de province : elle préféra sa liberté et ses souvenirs. L’histoire littéraire lui doit une place parmi les amoureuses des hommes célèbres. Un peu bizarre, parfois revêche, légèrement précieuse, pleine de détours, mais tendre, pure et, au fond, parfaitement sincère, c’est ainsi que je crois la deviner. Elle disait d’elle-même : « Je ne sais que jouer et rêver. » Quelle adorable femme, si c’était vrai !

Mérimée a été un bon fils et un bon amant. S’il avait eu des filles ou des nièces, il eût été un père charmant, un oncle délicieux, meilleur peut-être dans les paternités de fantaisie, dans les paternités à côté, que dans une paternité réelle et sérieuse où le devoir est de tous les instans. Dans son discours de réception à l’Académie française, M. de Loménie, qui lui succéda si tard et le remplaça si peu, a bien voulu s’affliger que Mérimée ne se fût pas marié et n’eût pas eu une nombreuse postérité. Et il concluait que cet homme si choyé, si admiré, n’avait pas été un homme heureux : ce dont Jules Sandeau s’égaya fort. Dans les