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de muettes, la pesanteur étouffante et soudaine de la nuit dans ces bas-fonds, les petits bruits tristes du désert qui entrent par la fenêtre, les fanfaronnades de notre interprète syrien qui s’excite à nous débiter des souvenirs de Paris et de l’Exposition, tout cela, perçu comme en rêve à travers la demi-stupeur où nous a jetés la longue descente à travers le pays vide, tout cela fait une soirée étrange dont les détails se gravent dans le dernier fond de la mémoire.

Quatre heures de sommeil lourd sous les moustiquaires que l’on voudrait arracher, qui empêchent de respirer, tant la chaleur est opprimante ; et puis, en route de nouveau à travers le grand espace qui s’ouvre entre les monts de Moab et les montagnes de Judée. À l’est et à l’ouest, elles s’allongent, les deux grandes chaînes, enfermant une bande de ciel où les étoiles fourmillent comme une poussière précieuse qui emplirait un vase, quelques-unes, les plus grandes, jetant des feux extraordinaires, s’élançant en ardeurs muettes, pâmées soudain, et puis, dilatées de nouveau, si lumineuses au-dessus de la sombre terre que la chaleur de la nuit semble tomber en nappes de toute cette fournaise, de toute cette voûte palpitante et pâle…

Et doucement l’âme se laisse engourdir à nouveau ; pendant longtemps, il n’y a rien en elle que le reflet de ces choses simples. À ces heures qui ne sont point familières, dans ces longues marches à travers les grands espaces, alors que les menus objets distincts ont disparu et que l’on n’aperçoit plus que des morceaux du monde, on sent s’arrêter tout le petit jeu habituel qui ride la surface de l’esprit : on touche à l’une de ces rares minutes de la vie où l’on aperçoit la vérité, où l’âme ne se distingue plus des choses et participe à leur éternité…

Rien de plus grand que ce drame de l’ombre et de la lumière qui a tant préoccupé les races qu’il fait le fond de presque toutes les religions. Dans le ciel on n’a rien vu changer et voici qu’il est devenu différent. À l’Orient, une clarté blanche déborde par-dessus la longue chaîne de Moab, s’épanche comme une eau pâle en nappes sinueuses, gagnant toujours, envahissant tout, noyant les astres si bien que, dans le ciel inondé, une seule étoile demeure toute blanche aussi, comme une goutte de rosée qui tremble et va tomber. Et lentement, dans la grande onde claire, un peu d’or commence à se dissoudre ; il nage dans l’espace, cet or, il tressaille, il vit, et sur sa profondeur le profil de la falaise s’allonge en grand écran, tandis qu’à l’Occident, de l’autre côté de la longue plaine stérile, frappées en face par le jour, les arêtes sèches des monts de Judée se teignent de rose, d’un rose qui descend comme si l’on tirait doucement les voiles de la nuit, comme s’ils tombaient très