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massacré l’impie qui touchait à la Loi, on comprend toutes les tragédies sanglantes et sacrées de la Bible. Et, confusément, l’homme qui m’a guidé jusqu’ici sent tout cela, car il est inquiet ; l’antique effroi du chrétien devant le juif lui revient ; il veut partir, il répète qu’il n’est pas prudent de rester, que l’on pourrait bien verser notre sang. Probablement notre sang ne risque rien du tout, mais, en effet, on se sent mal à l’aise ici, terriblement isolé dans cette clameur de prières. Nous nous sauvons très vite ; mais pendant quelques instans, perdu dans cette foule qui invoque son Dieu à elle, l’Éternel jaloux dont le nom resplendit sur les murs, dans ce bruissement passionné, dans le feu de tous ces yeux, j’ai bien cru entrevoir quelque chose de l’âme indestructible de cette race qui traverse l’histoire comme un coin d’acier.

Quand on ouvre la Bible, on voit l’idée se préciser. Elle est bien semblable à sa sœur arabe, cette âme juive, comme elle toute repliée sur soi, toute concentrée, pauvre en reflets venus du dehors. Probablement le fond est le même, formé par les mêmes causes et trente siècles de vie civilisée n’ont pas suffi à effacer tout à fait les traits essentiels qui se sont élaborés pendant les longues périodes préhistoriques de la race, alors que ses premières tribus, toutes semblables aux Bédouins, promenaient leurs tentes et leurs troupeaux par le désert. Même infériorité de la faculté visuelle, même incapacité à sortir de soi pour se répandre sur les contours des choses, même prédominance de la poésie personnelle et lyrique. C’est un feu aveuglant de passion que jettent les prophètes, Ézéchiel, Daniel, Jean dans l’Apocalypse, une flamme violente, monotone, dans laquelle le réel se fond en images, en formes que la nature ne produit point, cornes qui portent des yeux, animaux « pleins d’yeux devant et derrière, » roues qui volent, oiseaux à têtes de lions, bêtes fabuleuses, figures terribles de cauchemar, devant lesquelles le cœur se contracte de terreur, devant lesquelles le voyant tombe la face à terre, comme mort. Regardez de près quelques descriptions de la Bible, par exemple celles du Cantique des Cantiques. Nulle plus chaude, plus frémissante ou pâmée d’amour. Mais pleines de bouillons et de scories, coulant trop enflammées, elles ne se moulent plus sur les formes vivantes, elles s’y attachent sans les envelopper étroitement, elles s’y figent en plis éblouissans et roides. La bien-aimée est semblable au plus beau couple de chevaux de Pharaon ; tel qu’est le muguet entre les épines, telle est la grande amie ; l’épouse est un jardin clos, une source close, une fontaine cachée ; ses dents sont comme un troupeau de brebis tondues qui remontent du lavoir ; elles se tiennent deux à deux et il n’y en a pas une qui manque. Son cou ressemble à la tour de David, bâtie à créneaux, à laquelle pendent mille boucliers et les targes