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méprisée ? Il semble bien qu’elle n’ait pas cédé et que par-dessous les changemens superficiels, sa structure fondamentale soit restée la même. Avec son antique ténacité, elle a su se fermer aux influences du dehors, et comme tous les êtres volontaires, comme toutes les personnalités fortes qui s’assoient sur des sentimens durables, rester elle-même, persister dans sa propre forme. Notez d’abord ses résistances, résistances forcenées d’autrefois, par le fer et par le feu, lorsque le peuple saint acculé sur le rocher du temple, avec un acharnement dont il n’y a pas d’autre exemple dans l’histoire, au milieu de la peste et de la famine, en face de ses soldats prisonniers que les Romains crucifiaient devant lui, délirant presque, suffoquant de sa propre rage, s’entre-tuant lui-même, se perçant de ses propres aiguillons comme un bataillon de guêpes dont on veut prendre le nid défendait encore, pierre à pierre, le dernier mur du saint des saints, — puis, lorsqu’il fallut comprendre que la ruche était détruite, flétrie dans la boue, qu’il n’y avait plus de temple, que l’ennemi avait écrasé à coups de bottes ce foyer brûlant où se concentrait toute l’ardeur fanatique d’Israël, lorsqu’il fallut essaimer enfin, les résistances muettes, les plus étonnantes de toutes, la vie en commun, portes closes, dans les juiveries du monde antique, à Smyrne, à Antioche, à Rome, à Byzance, — plus tard dans les juiveries de notre Europe, en Espagne, en Hollande, en Allemagne, en Pologne, en Russie, — dans chaque grande ville un quartier à part, le plus obscur, le plus fétide, où la race se retrouve, cohère, s’isole, se séquestre, s’entête à rester elle-même, s’obstine dans ses vieilles formes religieuses, rapportant toujours à elle les événemens de l’histoire, ne les comprenant pas, les déformant à force de les mêler à son moi, de les faire passer par son imagination apocalyptique, y lisant des promesses, des signes envoyés par Iahvé vengeur, vivant toujours dans l’attente, espérant un avenir qui sera comme les jours d’autrefois, revenant rôder, « peuple lugubre[1], » autour des murs détruits de Jérusalem, et par un inconcevable pouvoir d’illusion, prenant toujours ce cadavre de cité pour une éblouissante Sion[2], n’oubliant jamais, refusant de se séparer de son passé, s’y prolongeant par le souvenir, y rattachant maille à maille pour tisser toujours la trame de son indestructible personnalité, chacun de ses événemens présens, à mesure qu’entre ses doigts se déroule le fil de son histoire. Au fond de tout cela, très certainement, couvant, sous le masque humble du changeur ou de l’usurier, la même violence de passion,

  1. Saint Jérôme.
  2. Voyez l’élégie du rabbi Halevi (1140) cité par G. Charmes, Voyage en Palestine, p. 147.