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colonel. C’étaient des promenades à cheval, des parties de pêche ; quelquefois le couple inséparable restait assis sous les arbres, elle à broder, et lui un livre à la main, lisant tout haut ; elle et lui lisaient dans le même livre, chacun à son tour, et Sam les regardait de loin. Il en fut ainsi, d’après ses observations, jusqu’à ce que miss Anne se mît à relever, comme font les dames, ses cheveux pareils à la crinière de l’alezan quand le soleil frappe dessus. Alors Marse Chan aurait baisé de bon cœur la terre où elle marchait, mais ils étaient tout de même un peu moins à leur aise ensemble que quand il la portait sur ses épaules.

Nous sommes en plein Paul et Virginie, avec la sensibilité de moins, car le parler baroque de Sam ne s’y prêterait guère ; du reste, ce prélude est inévitable quand il s’agit d’un roman dans le Sud. Rappelez-vous les amours précoces d’Edgar Poë et de sa cousine âgée de six ans, des amours qui ne devaient jamais finir. Toutes les jeunes filles, là-bas, sont dès l’enfance de petites femmes, au teint délicat, aux cheveux de soie, aux manières langoureuses, à la voix musicale, souples comme des roseaux dans leurs atours de linon et de mousseline. Sur les bancs même de l’école, ces demoiselles font assaut de coquetteries ; sans exception, elles ont des cavaliers servans, des beaux, parfois en très grand nombre, et flirtent avec eux jusqu’au mariage, après lequel leur dévoûment au mari, aux enfans prend le caractère d’un culte.

Miss Anne nous représente donc une Virginie beaucoup plus éveillée que celle de Bernardin de Saint-Pierre ; attendez, tout à l’heure elle va devenir Chimène.

Le vieux maître s’est présenté au congrès et le colonel Chamb’lin a été poussé contre lui par les démocrates. Le vieux maître l’emporte ; nouveau sujet de rancune. Puis, tout en faisant de la politique, le colonel finit par s’endetter et vend quelques-uns de ses nègres, ce qui envenime encore les choses, car le vieux maître désapprouve le trafic des esclaves. Il propose au colonel d’acheter une certaine Maria et tous les enfans de Maria, parce que, raconte Sam, Maria avait épousé un Ézéchiel de chez nous. C’est merveille de voir avec quel détachement le brave Sam explique tout cela : « Croiriez-vous que le colonel a demandé pour Maria plus que ne valent trois nègres ? Le marché n’était pas encore arrangé que le shérif arrive et saisit Maria avec tout un paquet de ses négrillons. Notre vieux maître alla vite à la vente, mais le colonel faisait pousser des enchères contre lui. Tout de même les nègres ont été adjugés au vieux maître, mais après il y a eu un grand procès qui dura des années. »