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documens et les précieuses informations laborieusement recueillies dans ces dernières années par MM. Bredius et de Hoever, nous ne connaîtrions encore qu’un Rembrandt de fantaisie. Il était très frugal, très sobre, il méprisait la bonne chère. Suivant le témoignage d’un contemporain, « il vivait fort simplement et, quand il était à son travail, il se contentait d’un morceau de fromage ou d’un hareng avec du pain. » On en avait conclu qu’il était un homme très serré, dur à la détente, un ladre. N’a-t-on pas raconté que ses élèves, pour mettre sa rapacité à l’épreuve, s’amusaient à peindre sur le plancher une pièce de menue monnaie et à le voir se baisser en hâte pour la ramasser ? L’anecdote est peu vraisemblable. On n’osait guère se jouer à lui, il n’était pas endurant. Il savait se faire respecter et retenir dans le devoir la turbulente jeunesse qui venait s’instruire à son école. Houbraken raconte qu’un jour d’été, étant survenu à l’improviste dans l’atelier et passant près d’une cellule où l’un de ses élèves s’était enfermé avec la femme qui lui servait de modèle, le maître entendit ces mots : — « À présent, nous voici tous deux comme Adam et Eve dans le paradis. — Vous allez en sortir comme eux ! » — s’écria-t-il. S’étant fait ouvrir la porte et leur laissant à peine le temps de se rhabiller à moitié, il chassa les deux délinquans, les poursuivit jusque dans la rue.

Cet avare était, en réalité, un grand dépensier, un prodigue, un gaspilleur. Selon Baldinucci, il poussait la générosité « jusqu’à l’extravagance. » Ce bourreau d’argent, insoucieux de ses intérêts, ne pensa jamais à l’avenir. Il sut toujours administrer son talent, il ne sut jamais régler sa vie : — « Tout ce qu’il avait de ressources disponibles, nous dit M. Michel, et même de crédit, il le dépensait sans compter en achats de toute sorte, et quand il s’agissait de parer sa chère Saskia, rien n’était trop beau pour elle. Ces perles, ces pierres précieuses, ces riches agrafes, ces colliers et ces bracelets dont nous la voyons ornée dans ses portraits et dans les tableaux où elle figure, ce n’est pas, ainsi que le croit Vosmaer, l’imagination de Rembrandt qui les a créés d’un coup de pinceau ; avec ces portraits et ces tableaux eux-mêmes, nous pourrions dresser l’état des bijoux qui formaient l’écrin de la jeune femme. » — Dans une enquête faite vers 1658 ou 1659, l’orfèvre Jean van Loo, avec lequel Rembrandt vivait en relations très suivies, certifia sous serment, par-devant notaire, que le ménage avait eu en sa possession deux grosses perles en forme de poire, deux rangs de perles précieuses, un gros diamant monté en bague et deux autres en pendans d’oreilles, une paire de bracelets émaillés, de grandes pièces de table en argenterie.

Rembrandt avait le culte des belles choses, des objets de prix, et il ne lui suffisait pas de les voir, il tenait à les avoir. Il joignait à la gourmandise des yeux l’orgueil du propriétaire. — « Quand il