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s’était enchaîné aux radicaux, qu’il ne pouvait pourtant pas songer à être un homme de gouvernement avec les radicaux, et c’est ce qui lui a toujours fait une situation fausse. Il ne pouvait compter sur ses anciens alliés qui lui pesaient, à qui il avait dit un jour, dans un moment de courageuse clairvoyance, que « le péril était à gauche, » et il restait séparé des forces conservatrices auxquelles il avait très volontairement déclaré la guerre. Comment se serait-il tiré de ce conflit intime entre ses engagemens de parti et ses instincts de gouvernement ? Une seule chose parait certaine, c’est que depuis quelque temps M. Jules Ferry affectait visiblement de rester étranger aux querelles du jour, à des polémiques qui ne l’avaient point effleuré, et qu’il tendait de plus en plus à se ménager une situation nouvelle par la réserve de son attitude comme par la modération de son langage. Dans le dernier discours qu’il ait prononcé et qui reste comme son testament, il parlait en homme mesuré, faisant toujours appel sans doute à l’union des républicains, mais désavouant aussi toute pensée d’exclusion et d’intolérance dans la république.

Au moment où la mort l’a surpris, si peu de jours après une élection qui comblait son orgueil, M. Jules Ferry en était là, à cette phase de transition personnelle qui répondait à une phase de transition publique. S’il eût vécu, qu’en aurait-il été ? eût-il repris un rôle actif, décisif dans les affaires, — et quel eût été ce rôle ? C’est une autre question à laquelle personne ne peut répondre. Tout ce qu’on peut dire, c’est que M. Jules Ferry avait été certainement nommé avec intention, que le sénat, en l’élevant à sa présidence, avait vu en lui, moins le ministre agressif et militant d’autrefois que l’homme apaisé, mûri par l’expérience. Le sénat avait choisi l’homme qui semblait le mieux représenter les idées, les instincts de gouvernement, et, sous ce rapport, l’élection de M. Challemel-Lacour à la place de M. Jules Ferry a évidemment la même signification. Le sénat a vu sans nul doute en M. Challemel-Lacour l’homme d’un talent éminent, le lettré supérieur qui vient d’entrer à l’Académie presque dans la même semaine ; mais il a vu aussi et surtout en lui l’homme qui, il y a quelques années, dans un discours d’une forte et saisissante éloquence, mettait en cause le radicalisme et les politiques complaisantes pour le radicalisme et les ministères complices d’une désorganisation croissante. Au fond, dans tous ces faits qui se pressent, dans les regrets qu’a inspirés la mort de M. Jules Ferry, comme dans son élection et dans l’élection de son successeur à la présidence du sénat, comme dans tout ce qui se passe aujourd’hui, il y a un sentiment avoué ou inavoué. Tout cela veut dire qu’on en a vraiment assez des agitations et des confusions, de cette anarchie morale dans laquelle on laisse depuis quelque temps la France s’égarer et se morfondre. Tout cela signifie qu’on