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dans leurs calculs par des événemens qu’ils n’ont pu prévoir, et forcés sans cesse d’imaginer de nouveaux plans. Cet état de choses est aussi vieux que notre civilisation : il est bien antérieur à l’éclosion de la littérature agricole qui date de la fin du XVe siècle ; à plus forte raison, a-t-il devancé les efforts modernes des pouvoirs publics.

Seulement, penché sur son sillon, le cultivateur de tous les temps se soucie peu des destinées de ses pères, et la masse de la nation n’a pas montré, jusqu’à ce jour, plus de curiosité pour les transformations du sol rural. Les détails de l’histoire agricole, jusqu’ici, sont inconnus. Il semble que, des étapes parcourues dans son lent voyage, l’humanité n’ait gardé le souvenir que de quelques défilés périlleux, de quelques sommets ou de quelques précipices, oubliant la suite monotone des plaines heureuses qu’elle a traversées. Dans le passé, comme dans le présent, la foule ingrate que nous sommes est plus sensible à ses revers qu’à ses succès. Les succès, pour qu’elle les note et les raconte, il faut qu’elle ait été frappée par leur soudaineté, par leur aspect de bon cataclysme.

Tel n’est point le cas des transformations agraires. La surface des champs est silencieuse ; ses révolutions incessantes se font à petit bruit, par petits coups. Il résulte de fouilles faites dans la baie de Saint-Nazaire que cinq mètres de vase ont mis seize cents ans à se former ; c’est environ 30 à 35 centimètres par siècle. La terre peut ainsi changer de peau sans que l’on s’en aperçoive. Les modifications faites de main d’homme ne sont guère moins estompées que celles qui sont dues à la nature. Fussent-elles plus brusques, elles ne laissent pas pour cela beaucoup de trace ; on a peine à retrouver sur le sol l’empreinte d’une ville défunte ; comment y marquer la place d’une forêt abolie, ou d’un carré de bruyères remplacé par un carré de choux ? Le passé rural est plein, non-seulement des changemens de culture d’une même terre à travers les âges, des partis successifs que l’on en a su tirer, mais aussi des vicissitudes causées par des concurrences nouvelles, par des séparations ou des réunions de province, etc. De même d’ailleurs le passé urbain fourmille en mouvemens de l’industrie et du commerce qui, suivant des caprices mystérieux, font surgir ou délaisser des villes, les enrichissent ou les ruinent.


I

Loin de moi la prétention d’aborder, en une courte étude, le morcellement, le défrichement, la législation champêtre ; toutes questions dont chacune demanderait un volume pour être