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Après son retour, Chaucer fut attaché à la personne d’Edouard en qualité de valet de chambre, valetus camerœ regis ; c’est exactement le titre que Molière devait plus tard honorer à son tour. Ses fonctions consistaient à faire le lit royal, tenir les torches, porter les messages. Un peu plus tard il fut écuyer (armiger, scutifer), et comme tel servit le prince à table et chevaucha à sa suite dans ses voyages. Il ne semble pas que ses devoirs aient absorbé toutes ses pensées, car il trouva le temps de lire force livres, d’écrire force poésies, d’aimer éperdument une belle personne inconnue, qui ne répondit pas à sa passion, d’épouser une demoiselle Philippine, attachée au service delà reine, puis au service de Constance, deuxième femme de Jean de Gand, duc de Lancastre, sans cesser, du reste, — parce qu’il ne pouvait faire autrement, à ce qu’il nous assure, — d’aimer toujours son inconnue.

Il lit, il aime, il écrit, il est poète. Nous ne savons pas qui il aima, mais nous savons ce qu’il lisait et ce qu’il écrivait à cette époque. Il lisait les ouvrages à la mode dans le milieu élégant où il vivait, romans de chevalerie, chansons d’amour, romans allégoriques, depuis Roland et Tristan jusqu’au Roman de la rose. Les poètes, même les plus grands, montrent rarement leur originalité à vingt ans et Chaucer ne fit pas exception à la règle. Il imita les écrits qu’il voyait jouir de la faveur autour de lui, et qui, à la cour du roi, étaient surtout des livres français. Quoi qu’il en fût de la nation, les princes étaient restés Français ; notre langue était leur langue naturelle ; les beaux livres richement illustrés qu’ils gardaient, pour se distraire les jours d’ennui, dans leur « chambre de retrait » étaient des livres français, qui avaient la plupart du temps pour sujet l’amour. À ce point de vue, même à cette époque, nulle différence entre le nord et le midi. Froissart séjourne à Orthez chez Monseigneur Gaston Phébus de Foix en 1388 et à Eltham à la cour de Richard II en 1394. Il s’y prend exactement de la même manière pour plaire dans les deux cas : les deux personnages sont des gens de même ordre, ayant le même idéal dans la vie, imbus des mêmes idées et représentant la même civilisation. Il les trouve tous deux parlant fort bien français ; Gaston « parlait à moi, non pas en son gascon, mais en beau et bon français ; » Richard de même « moult bien parlait et lisait français. » L’historien était dûment recommandé à chacun d’eux ; mais il comptait surtout, pour se faire bien venir, sur un cadeau qu’il avait apporté, le même dans les deux cas, un manuscrit contenant des poésies amoureuses, lequel manuscrit « le comte de Foix vit moult volontiers, et toutes les nuits après son souper je lui en lisais. Mais en lisant nul n’osait parler ni mot dire ; car il voulait que je me fisse bien entendre. » Mêmes