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expérience, comme on le voit dans la même lettre, donnait ce récit à lire au poète et négociateur anglais qui était venu le visiter dans sa retraite, et Chaucer, moins libre par là même que pour ses autres récits, ne changeait presque rien au texte de Pétrarque. Chez lui, comme chez son modèle, Grisélidis, c’est Patience, sans plus ; à cette vertu tout est sacrifié ; Grisélidis n’est plus femme, ni mère ; elle n’est que l’épouse patiente, Patience faite épouse. On lui retire sa fille, pour la tuer, lui dit-on, sur l’ordre du marquis. « Ainsi soit-il, » répond Grisélidis, qui toutefois se risque à demander qu’on enterre « le petit corps à l’abri des bêtes et des oiseaux, » à moins cependant « que mon seigneur n’en ait décidé autrement. » Chacun, sur ce, de s’extasier et de s’attendrir. L’idée de supplier son mari, de se jeter à ses pieds, de le fléchir, ne lui vient pas à l’esprit ; elle sortirait de son rôle qui n’est pas d’être mère, mais d’être Patience.

Chaucer laissa son recueil de contes inachevé ; nous n’en avons pas la moitié ; mais c’est assez pour pouvoir le juger. On y voit suffisamment, lorsqu’on passe en revue cette série si variée, de quels dons d’observation, de compréhension, de sympathie, il était doué ; on voit comme il sait bien mettre ses personnages en scène, et comme ses personnages sont habilement choisis pour représenter toute l’Angleterre contemporaine. Le poète y paraît plein de cœur et en même temps plein de sens. Il n’est pas sans se douter que ses histoires pieuses, indispensables pour que sa peinture soit complète, pèchent par la monotonie et l’exagération des bons sentimens. En leur donnant place dans son recueil, il est de son époque et contribue à la faire connaître ; mais quelques notes railleuses disséminées çà et là montrent qu’il est supérieur à son temps, que, malgré ses longues dissertations et ses digressions, il a, — chose rare à ce moment, — une certaine notion, du moins théorique, de l’importance de la mesure. Il laisse parler ses héros, mais n’est pas leur dupe ; si peu leur dupe, que parfois même il n’y peut tenir et les interrompt ou leur rit au nez. Il rit au nez de l’ennuyeuse Constance le soir de son mariage ; il montre ses compagnons s’assoupissant sur leurs montures au son des solennelles histoires du moine, et à peine préservés d’un sommeil complet par le bruit des sonnettes du cheval. Il se fait interrompre brusquement lui-même par l’hôte, lorsqu’il raconte en vers de mirliton, rym doggerel, pour satiriser les romans de chevalerie, les apertises d’armes et les merveilleuses aventures de l’incomparable sire Thopas. Avant que nous ayons pu murmurer le mot invraisemblance, il nous avertit que le temps des Grisélidis est passé et qu’il n’en existe plus de nos jours. Quand on approche de Cantorbéry