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leur importance et celui qu’il employa (East midland) devint le langage de la nation.

Son vers est aussi le vers de la nouvelle littérature, formé par une transaction entre l’ancienne et la nouvelle prosodie. L’allitération, qui n’est pas encore morte et qu’on emploie encore de son temps, ne lui plaît pas ; ces bruits de grelots lui semblent ridicules :


I can not geste, run, ram, ruf by letter.


Ridicule aussi à ses yeux la rym doggerel des romans populaires du type sire Thopas. Son vers est le vers rimé, aux accens fixes et aux syllabes variables. La presque totalité des Contes est écrite en « vers héroïques » rimant deux à deux et contenant cinq syllabes accentuées.

Le même bon sens optimiste et tranquille qui lui a fait adopter la langue de son pays et la versification usuelle, qui l’a empêché de réagir avec excès contre les idées reçues, l’a empêché aussi de se faire, par patriotisme, piété ou orgueil, des illusions sur sa patrie, sa religion ou son temps. Il en fut cependant autant que personne, les aima et les honora mieux que pas un. L’impartialité de jugement de cet ancien prisonnier des Français est extraordinaire, supérieure même à celle de Froissart qui, originaire de pays mitoyen, était par naissance impartial et qui, de plus, à mesure que l’âge vint, montra par la révision de ses Chroniques des préférences décidées : vers la fin du siècle, Froissart était une des reprises de la France. Chaucer, d’un bout à l’autre de sa carrière, demeure le même, et le fait est d’autant plus remarquable que sa tournure d’esprit, son inspiration et son idéal littéraire deviennent de plus en plus anglais à mesure qu’il prend des années. Il reste impartial ou plutôt en dehors de la grande querelle à laquelle cependant il avait participé dans la vie réelle ; ses œuvres ne contiennent pas un vers qui soit dirigé contre la France, ni même un seul éloge de son pays où celui-ci soit loué en tant que rival heureux du nôtre. Aussi Des Champs, grand ennemi des Anglais qui avaient non-seulement ravagé le royaume en général, mais même en particulier, brûlé sa maison de campagne, faisait-il exception dans ses haines et rendait-il hommage à la sagesse et au génie du « noble Geoffrey Chaucer, » ornement du « royaume d’Énée, » l’Angleterre.

La rédaction des Contes de Cantorbéry occupa les dernières années de la vie de Chaucer. Il composa encore à ce moment son traité de l’Astrolabe en prose, pour l’instruction de son fils Louis, et quelques poésies détachées, pièces mélancoliques où il parle de fuir le monde et la foule, où il demande au roi de le secourir dans