semblable à un homme ivre. Son chien nous montre la route à travers un marais qu’entretiennent les rigoles incessantes des geysers. Le crépuscule tombe peu à peu sur la clairière ; il fait sombre quand nous arrivons sur la lisière du bois de sapins. Mon compagnon est très loquace, il me conte ses campagnes, la guerre de sécession, et ses sympathies pour l’armée française. Comme nous passons près d’un troupeau de chevaux en pâture, je lui demande si les ours ne les attaquent jamais. Il m’explique qu’on écarte le danger en remplissant de grands baquets à l’orée du bois, avec les détritus de l’office. Les ours savent que leur pain est assuré ; ils viennent régulièrement à l’heure prendre leur repas, et comme ils cessent d’être méchans quand ils sont repus, on ne les craint pas. Une fois, en hiver, l’un d’eux vint montrer son museau à la porte de la cuisine, dans l’hôtel. Le marmiton poussa un grand cri, ce qui était bien ; puis il saisit, ce qui était mieux, une casserole d’eau bouillante et la lança à la tête de son visiteur, qu’on ne revit plus. À ce moment, mon soldat me saisit par le bras et me dit rapidement : « Les voilà ! » Son chien, la queue basse, s’était réfugié derrière les talons de son maître. À dix pas devant nous, deux ours monstrueux se dandinaient sur place, l’un noir, l’autre roux, tous deux épais, velus, avec une fourrure abondante et soyeuse, balançant leur grosse tête. D’un bond, ils pouvaient sauter sur nous. Ils n’en firent rien, se retournèrent dédaigneusement et grimpèrent à l’arbre, soit qu’ils appartinssent à une race douce et craintive, soit que l’habitude de voir des hommes les ait apprivoisés. Mais c’est une sensation intéressante d’avoir devant soi, en liberté, ces fauves que les dompteurs font sauter en cage, à coups de fouet, dans des cerceaux, et qui mangent leur gardien, au Jardin des Plantes, toutes les fois qu’il entre dans leur fosse, selon ce qu’on racontait dans mon enfance.
Comme nous revenions de notre expédition, la nuit était tout à fait tombée, et la guerre de sécession n’était pas tout à fait finie. Mon héros tirait de temps en temps de sa poche une bouteille de brandy pour arroser ses victoires. Comme j’allais le quitter, je lui tendis une pièce de monnaie. « J’aimerais mieux du whisky, » me confia-t-il. Je n’en avais pas sur moi. « Prenez toujours, vous en achèterez, mon brave, » lui dis-je. Il secoua la tête : l’hôtelier a la défense expresse de vendre des liqueurs aux soldats, et comme il n’y a là aucune autre habitation, l’argent n’est qu’un rond de métal inutile et encombrant, un signe sans valeur, puisqu’il ne représente rien. Ce soldat me donnait, sans le savoir, une application pratique de la théorie des monnaies. Il fallut que j’allasse moi-même au bar acheter le flacon convoité. Mon ivrogne m’attendait dans l’ombre ; je lui portai furtivement sa bouteille, et je gémis