les quartiers de roches dans un lit trop étroit ; on dirait une grande cascade étirée et allongée. C’est ce ravin qui porte le nom de Grand Cañon. On ne saurait songer à y descendre. Les berges évasées s’enfoncent dans le lit du torrent sans saillie ni rebord. Il faut le contempler du bord supérieur : c’est un des plus grandioses spectacles qui soient sur la surface du globe.
On s’aventure au bord du gouffre sur trois points, qui sont trois pointes avancées, d’où l’on embrasse tout le panorama sans que rien n’arrête la vue : ce sont point Lookout ou point d’observation, puis Inspiration point, enfin Prospect point (point de vue).
Les dames ont dû laisser la voiture à l’orée des bois qui bordent le faîte du ravin. Misses et cavaliers, nous laissons à nos chevaux la bride sur le cou. Ces excellens poneys, ou cayuses, ont le pied sûr ; ils passent dans les trails (sentiers) à peu près impraticables, ils grimpent les pentes les plus raides, et la selle mexicaine, à dossier et à pommeau élevés, rend alors les plus signalés services ; car le cavalier est secoué comme le serait un marinier en barque par un gros temps ; ils enjambent les arbres à terre, longent les précipices sans broncher, passent les ponts faits de troncs de bouleaux, sont nerveux, vifs, rapides en plaine et infatigables en montagne. À peine sentent-ils le cavalier en selle que, sans signal, ils donnent un vigoureux coup de reins : leur premier bond mesure 2 mètres, et ils filent comme le vent.
Il faut se glisser entre les sapins pour atteindre le « point d’observation, » sorte de promontoire qui fait saillie au-dessus de l’abîme. Celui-ci descend par une pente raide jusqu’au torrent profond, et se relève de l’autre côté en une muraille droite, abrupte, dont le faîte est à notre niveau. Le spectacle est saisissant, grandiose, écrasant, avec tous les caractères du sublime. Ce ne sont pas les roches brunes, les pentes boisées, les déclivités terreuses des autres pays. Toute cette vallée sauvage est dorée, rosée, teinte des plus chauds coloris : il faudrait étendre à ce pays le nom si poétique du Colorado. Les aquarelles, les peintures à l’huile, les photographies en couleur qui reproduisent ce long ravin ont l’air d’être invraisemblables, imaginaires et fantasques : elles copient une réalité dont on douterait si on ne l’avait sous les yeux. Les deux berges colossales atteignent une hauteur effrayante ; nous dominons de 300 mètres le lit du torrent, les sapins clairsemés qui poussent à mi-côte semblent des touffes d’herbes. À droite, à gauche, les deux versans sont irisés, dorés, avec des nappes blanches et roses, des arêtes brunies, des plaques bronzées, des taches d’ocre ; les rayons du soleil se jouent sur ces surfaces multicolores qu’elles font étinceler et qui offusquent la vue par leur éclat. À cette