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doute, par la grande quantité de commandes qui leur étaient faites ; ils étaient beaucoup plus ouvriers que nous ne croyons, et ils se considéraient comme tels. Les peintres du XVe siècle peignaient les selles, les bannières, les boucliers, comme des vitriers. Cette dernière profession était confondue avec celle du peintre, comme elle l’est aujourd’hui avec celle des peintres en bâtimens.

C’est une gloire pour les deux grands peintres français, Poussin et Lesueur, d’avoir cherché, avec succès, à sortir de cette banalité. Sous ce rapport non-seulement ils rappellent la naïveté des écoles primitives de Flandre et d’Italie, chez lesquelles la franchise de l’expression n’est gâtée par aucune habitude d’exécution, mais encore ils ont ouvert dans l’avenir une carrière toute nouvelle. Bien qu’ils aient été suivis immédiatement par des écoles de décadence chez lesquelles l’empire de l’habitude, celle surtout d’aller étudier en Italie les maîtres contemporains, ne tarda pas à arrêter cet élan vers l’étude du vrai, ces deux grands maîtres préparent les voies aux écoles modernes, qui ont rompu avec la convention, et cherché à la source même les effets qu’il est donné à la peinture de produire sur l’imagination. Si ces mêmes écoles qui sont venues ensuite n’ont pas exactement suivi les pas de ces grands hommes, elles ont du moins trouvé chez eux une protestation ardente contre les conventions d’école, et par conséquent contre le mauvais goût. David, Gros, Prud’hon, — quelque différence qu’on remarque dans leur manière, — ont eu les yeux fixés sur ces deux pères de l’art français ; ils ont, en un mot, consacré l’indépendance de l’artiste en face des traditions, en lui enseignant, avec le respect de ce qu’elles ont d’utile, le courage de préférer, avant tout, leur propre sentiment.

Les historiens du Poussin, — et le nombre en est grand, — ne l’ont pas assez considéré comme un novateur de l’espèce la plus rare. La manie au milieu de laquelle il s’est élevé et contre laquelle il a protesté par ses ouvrages s’étendait au domaine entier des arts, et, malgré la longue carrière du Poussin, son influence a survécu à ce grand homme. Les écoles de la décadence en Italie donnent la main aux écoles des Lebrun, des Jouvenet, et plus loin encore, à celle des Vanloo et de ce qui les a suivis. Lesueur et Poussin n’ont pas arrêté ce torrent. Quand le Poussin arrive en Italie, il trouve les Carrache et leurs successeurs portés aux nues et les dispensateurs de la gloire… Il n’y avait pas d’éducation complète pour un artiste sans le voyage en Italie, ce qui ne voulait pas dire qu’on l’y envoyait pour étudier les véritables modèles, tels que l’antique et les maîtres du XVIe siècle. Les Carrache et leurs élèves avaient accaparé toute la réputation possible, et ils étaient les dispensateurs de la gloire, c’est-à-dire qu’ils n’exaltaient que ce qui leur