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illuminés étaient simplement ridicules ; on m’a ouvert les yeux ; ils sont effroyablement dangereux. J’applaudissais de tout cœur le carnage qu’on en faisait, quand un scrupule me vint : n’étais-je pas une fois de plus la dupe d’une médaille retournée ? Y aurait-il rivalité de chapelles entre le mysticisme révolutionnaire et le mysticisme évangélique ? Ne me parlait-on pas depuis une heure de la Révolution, des grands principes, de la raison, de la science, sur un ton qui sentait son mystique d’une lieue ? La vie n’est plus possible, monsieur ; je n’échappe à une catégorie de mystiques et de réactionnaires que pour donner étourdiment dans une autre. Mon voisin, un étudiant en droit, un grand barbu, mit le comble à mon désarroi. Comme je battais des mains, il se pencha vers moi : « Tu es donc un néojacobin ? » La menace de ce préfixe me fit trembler ; il n’en faut pas plus pour perdre un homme ; et voyez comme on risque innocemment de devenir un néo-quelque chose !

La péroraison du discours m’avait un peu réconforté ; ce même voisin me porta le dernier coup. Nous causions en sortant : « Allons, me dit-il, tu seras toujours un grand simple, et tu n’entends rien à la politique. Le canapé mystique n’est ici qu’un paravent, une fausse cible. Cherche la vraie ligne de tir. Ce qui se joue devant nous, c’est le petit jeu de la concentration, imité du parlement. Tu connais les règles de la partie. Quelques radicaux peu nombreux, mais résolus, vont trouver un gros d’opportunistes : Amis, le cléricalisme nous menace ; concentrons-nous, la main dans la main ; nous vous suivrons à la bataille. — Que votre volonté soit faite, répondent ces gens accommodans. Bientôt, ils s’aperçoivent qu’ils suivent, au lieu de conduire ; on les fait passer par des chemins où leurs pieds saignent, leur esclavage devient l’amusement public. Ils gémissent. — Mais ce n’est pas de jeu ! C’est nous qui suivons, et où nous menez-vous ? — Vous hésiteriez ? leur dit-on. Voudriez-vous trahir la concentration ? Marchez, ou nous vous dénonçons comme suspects. — Les modérés tremblent, suivent et gémissent toujours. On s’est avisé que ce jeu, qui réussissait partout, n’avait pas encore été essayé au quartier. Oubli impardonnable ! Chez nous, les bérets représentatifs étaient portés par quelques camarades, gens raisonnables, point du tout subversifs, très bien en cour, un peu trop bien à mon goût ; car enfin, si l’on ne casse pas quelques vitres, à quoi sert d’être jeunes ? Une jeunesse qui ne fait pas la nique au gouvernement, c’est la mort des traditions. Les radicaux vont mettre fin à cet état intolérable ; ils sommeront « la jeunesse » de se prononcer et de les suivre, sous peine d’être décrétée de modérantisme. La Sorbonne se concentrera, ou elle dira pourquoi. Et la partie sera très amusante à regarder.