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marchands de crevettes, des petits loustradjis (décrotteurs), dont la voix grêle répète : loustro ! loustro ! parmi les dandys de la jeune Turquie, coiffés du fez écarlate et vêtus de l’ample stambou-line, un petit tramway, τὸ τραϐαίο (to trabaio), comme dit Manoli dans son grec ineffable, va et vient du konak du pacha à la station du chemin de fer d’Aïdin. Parfois, cette bizarre machine, inventée par les infidèles, rencontre, au milieu de sa route, une caravane de chameaux, qui vont, patiemment, d’un pas grave, au son cadencé d’une clochette, attachés les uns aux autres, conduits par un chamelier de Karamanie et par un petit âne qui trottine, prudent et allègre, les oreilles ballantes, devant les grandes bêtes du désert. C’est l’Orient et l’Occident, vus l’un près de l’autre, près du golfe où les calques frôlent les paquebots ; si l’on a quelque loisir, on peut philosopher tout à son aise sur l’allure digne et résignée des chameaux et sur la fièvre trépidante du tramway.

Près de l’hôtel de la Ville, où l’Italien Fra Giacomo échange contre beaucoup d’or des chambres étroites et des lits harcelés de moustiques, il y a un café grec, dont le patron, ingénieux psychologue, connaît les choses variées qu’il faut offrir à sa nombreuse clientèle ; il a, pour les effendis, des narghilés à la rose ; pour les Palikares, du raki de Chio ; pour les Francs, de la bière de Vienne ; pour les commis-voyageurs, un jeu de dominos ; pour les flâneurs et les poètes, une terrasse d’où la vue est incomparable. Si l’on veut s’initier par degrés aux délices de Smyrne, il faut, après l’accablement de la sieste, humer en paix l’air marin, au café Loukas, devant une tasse de café et des boissons fraîches, en regardant la foule bariolée qui passe, et la mer divinement belle. Vers la fin de l’après-midi, l’embat se lève : c’est un vent très fort et très sain, qui vient du large, et qui répand sur la ville tiède et maladive des souilles salubres. La rade qui, le matin, est un vaste miroir uni où se reflètent les maisons blanches de Cordelio, se hérisse soudain d’une multitude de petites lames qui se choquent, se gonflent, s’amoncellent et viennent s’écrouler, en volutes écumeuses, sur les grandes pierres du quai. Les barques commencent à danser, en tirant sur les anneaux de fer où sont nouées leurs amarres. On dirait que cette flottille de caïques aigus s’éveille d’une longue torpeur et s’anime d’une vie joyeuse. Les bricks, les tartanes et les caraques se balancent lentement, et leurs vergues crient contre les mâts qui oscillent. C’est l’instant où les gens riches, particulièrement les Franghi de Smyrne, viennent faire leur promenade quotidienne au bord de la mer. Les voilà tous, expéditionnaires des consulats, négocians français, hôteliers suisses, exportateurs allemands, tailleurs autrichiens, minotiers anglais,