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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 117.djvu/463

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prévenus, mais qui n’en est pas moins une vérité aux yeux des gens éclairés et libres de préjugés, c’est que si la chute de Napoléon avait été retardée de deux ans, la France était à jamais affranchie du tribut qu’elle paie au Nouveau-Monde pour le sucre et l’indigo. » Le fervent économiste est intarissable sur ce chapitre ; on sent que, pour un peu, il prendrait volontiers son parti des hécatombes et des lourdes misères qui ont favorisé selon lui la fabrication des tissus de coton et du sucre de betterave. C’est aller bien loin. Mais l’Angleterre n’a-t-elle pas versé beaucoup de sang pour obtenir des avantages de cet ordre ? — À l’autre pôle des idées, qui chiffrera ce qu’on pourrait appeler le coefficient de prestige historique dans la force totale d’un peuple ? Le ciel me garde de caresser un grossier chauvinisme, de faire rimer gloire avec victoire. Je dis simplement qu’on ne saurait omettre, dans le bilan le plus pratique d’un patrimoine national, ces souvenirs légendaires qui donnent à un pays conscience de sa noblesse et confiance dans ses destinées, qui resserrent et maintiennent l’unité de la patrie, qui lui assignent dans le monde un rang proportionné à la splendeur de son histoire. Nous pensons à cet égard comme des riches qui jouiraient d’une fortune gagnée par des ancêtres hommes de peine. Personne ne voudrait assumer la responsabilité d’augmenter cette part du patrimoine, au prix de douleur qu’elle coûte ; mais on est bien aise que les pères y aient pourvu, on concède que les fils devront renouveler un jour le capital, sous peine d’appauvrissement et de déchéance.

Jugeons peu, prudemment ; et renonçons à espérer de sitôt un portrait définitif de Napoléon. Il se fera beaucoup plus tard, quand la figure apparaîtra simplifiée dans le recul de la légende. Il sera faux, ou du moins la critique érudite le déclarera tel ; la masse des hommes laissera dire et s’y tiendra, parce qu’il lui en faudra un. En attendant, nous devrons nous contenter de petites découvertes, de retouches incessantes à l’image qui se transforme sous nos yeux, de quelques éclairs projetés par de hautes pensées dans certains replis de la physionomie. Taine, et d’autres avant lui, eurent de ces éclairs. Les plus éblouissans nous viennent de Goethe. Entre les millions de phrases écrites sur Napoléon, je n’en sais pas de plus juste, de plus belle, et qui fasse plus longtemps songer que celle-ci : « C’était, dit Goethe, un être d’un ordre supérieur. Mais la cause principale de sa puissance, c’est que les hommes étaient sûrs, sous ses ordres, d’arriver à leur but. Voilà pourquoi ils se rapprochaient de lui, comme de quiconque leur inspirera une certitude pareille. » — En rappellerai-je une autre ? On ne la passerait pas à des gens suspects d’obscurantisme, parce qu’ils se résignent à limiter notre pouvoir de connaissance ; on l’acceptera de l’un des