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Aussitôt Turenne se transforme ; rapidement il donne les ordres qu’il a longuement médités ; le siège ne sera pas levé ; une partie des troupes restera à la garde des tranchées et du matériel ; les autres marcheront à l’ennemi ; les postes sont assignés aux officiers-généraux, les mouvemens préparatoires exécutés durant la nuit.


IV.

L’immobilité de Turenne n’avait pas moins frappé les Espagnols que les Français, et les conseillers de don Juan se demandaient si le maréchal oserait quitter sa circonvallation, abandonner ses travaux, son matériel, à la merci d’Antoine de Leede. On était là si rassuré que le 13 au soir l’ordre fut partout donné d’aller au fourrage. Et pendant que les fourrageurs se dispersent, le reste de l’armée dort.

Seul, Condé veille ; à cheval avant l’aube (14 juin), il visite sa grand’garde, et, le premier, il aperçoit le mouvement de l’ennemi. Sortie des lignes pendant la nuit, l’armée française s’est mise en marche au point du jour. Elle s’avance en silence, à petits pas, à rangs serrés, déployée sur plusieurs lignes entre le canal et l’Estran. Les premières clartés du matin permettent à l’œil exercé de M. le Prince de compter 20 bataillons et 56 escadrons, que les vagues de cette mer de sable lui montrent ou lui dérobent tour à tour. Tandis que ses troupes se rassemblent, il court au quartier-général. Don Juan est levé, souriant. Condé veut tenter un dernier effort : « Il en est temps encore ; masquez la retraite par un rideau de cavaliers déployés près des crêtes, profitez des ponts jetés sur le canal pour le faire rapidement franchir à l’infanterie ; votre cavalerie se retirera le long de la mer, la mienne assistera l’infanterie. » C’est la manœuvre qui a si bien réussi au mois d’août 1655 sur les bords de l’Escaut[1].

Mais don Juan ne rêve que victoire ; il accepte la bataille. M. le Prince pique vers la gauche pour rejoindre ses troupes. Sur le chemin, il rencontre le jeune duc de Gloucester, troisième fils de Charles Ier : « Vous n’avez jamais vu livrer de bataille ? Lui crie-t-il. Avant deux heures vous saurez comment on en perd une. »

Le canon français rompt le silence du matin. Les boulets s’enterrent dans le sable ; quelques-uns ricochent de dune en dune ; plus de trouble que de dommage. Bientôt de grandes clameurs s’élèvent ; ce sont les red coats qui saluent Castelnau de leurs hurrahs au moment où ce preux, aimé, admiré de tous, passe devant

  1. Voir t. VI, p. 487.