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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 117.djvu/65

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avec les gamineries du bel âge ; il jouait au philosophe, ne voulait plus entendre parler de politique et se réservait pour un nouveau règne. Il était tout à l’histoire et au dilettantisme artistique, achetait des tableaux de Madrazo beaucoup plus cher qu’ils ne valaient, à ce que prétend Mérimée, et obligeait despotiquement tous ses amis à les admirer. Les trois premiers volumes de l’Histoire du consulat paraissaient, et le libraire se vantait partout de deux cent mille exemplaires vendus en quelques semaines ; mais M. Thiers, dans un jour de franchise et de mauvaise humeur, avouait à Mérimée qu’il n’était pas content. Cependant il continuait avec ardeur et se plongeait dans les affaires d’Espagne : « Il n’y entend pas un mot, écrivait Mérimée à son amie ; si vous étiez là, vous lui épargneriez bien des brioches[1]. » L’historien de Napoléon avait, par l’intermédiaire de Mérimée, demandé à la comtesse des renseignemens sur D. Eugenio de Montijo et sur l’échauffourée d’Aranjuez. Mme de Montijo ne se pressait pas de donner ces documens et M. Thiers les réclamait, avec l’obstination que l’on connaît, toutes les fois qu’il rencontrait l’auteur de Colomba. Cela devint une obsession. « Pour Dieu ! délivrez-moi de M. Thiers. » Les documens vinrent enfin ; lorsque l’historien les utilisa, la nièce et filleule de D. Eugenio était sur le trône.

Il y avait des jours où l’historien, le philosophe, l’homme amoureux de tableaux, disparaissaient, laissant la place au politicien déçu qui s’irritait d’être si longtemps exilé du pouvoir, c M. Thiers enrage de la Toison d’or donnée à M. Guizot[2]. » Un jour, Mérimée, voyant qu’il s’évertuait à déconsidérer et à entraver le gouvernement, se risqua à lui faire observer qu’il est mieux de ne pas mettre ses bottes crottées sur la banquette où l’on doit s’asseoir. Le petit homme répondit lestement : « Bah ! on la brossera[3]. »

Vers la fin, une sorte d’amertume se mêla à la bonne humeur avec laquelle Mérimée chroniquait pour son amie les folies mondaines et les jeux de la politique. Il parlait souvent de ses cheveux gris : « Je blanchis et ne peux m’empêcher de regretter l’heureux temps où je faisais des sottises. » Il vieillissait et il lui semblait que tout vieillissait avec lui. Il avait vu de trop près comment les législateurs font les lois et comment on fait les législateurs. L’amour de l’égalité n’était qu’un faux nom de l’envie ; le parlementarisme ramenait les hommes à la grossièreté ; on s’injuriait à la chambre comme à la halle, et les vieillards du Luxembourg, qui avaient paru tenir aux traditions de politesse, commençaient à suivre l’exemple. Il s’étonnait de voir un ministère qui se mourait

  1. Correspondance inédite avec la comtesse de Montijo, 1847.
  2. Id., ibid.
  3. Id., ibid.