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continue à sévir la tempête qui « balaie les rois comme de la paille » et « chaque jour apporte la nouvelle d’un trône renversé. » « Ici, on est tranquille, mais il y a une réaction en province. Les rois sont devenus impossibles. Aussi n’est-ce pas à la forme républicaine qu’on en veut, mais à la centralisation qui a mis le sort de toute la France entre les mains du peuple de Paris. Il y a des tendances au fédéralisme qui, si elles se prononçaient, nous mettraient encore plus mal que nous ne sommes[1]. » Le 1er  avril, il écrit : « Lamartine disait à un de mes amis : « Tout ira bien et j’en réponds, pourvu qu’on me donne encore vingt jours de tranquillité. » Le gouvernement provisoire sait que l’on conspire contre lui ; les chefs du complot sont Blanqui et Cabet. « Mais, ajoutait Lamartine, nous avons le peuple pour nous, le véritable peuple, et il nous détendra. » Tout cela est fort beau, et je l’espère ; mais, quand on a vu ce véritable peuple, au 24 février, laisser faire non-seulement ce à quoi il ne pensait pas, mais encore ce qu’il ne voulait pas, il est difficile d’avoir grande confiance en son bon sens et en son courage[2]. » Les symptômes anarchiques se multiplient partout. On ne paie plus les impôts, on coupe les bois des particuliers, on incendie les maisons de campagne et les fabriques, et personne n’ose se plaindre. Il viendra pourtant un moment où l’excès du mal amènera une réaction. Mais qui sait si cette réaction ne mettra pas en danger notre unité nationale ? « Quoi qu’il en soit, la liberté est perdue dans ce pays-ci. Elle ne résistera pas à l’anarchie ou bien à la fureur de l’ordre qui lui succédera peut-être un jour. »

Un matin de ce mois d’avril, il reçut une visite inattendue. C’était M. de Lesseps qui venait lui annoncer sa nomination comme ministre de France en Espagne et lui dire adieu. « Cette nomination m’a fait grand plaisir, d’abord parce que je l’aime beaucoup, ensuite parce qu’il aime l’Espagne et la connaît bien. Il emporte de bonnes instructions, et son nom suffira, je pense, pour rassurer votre gouvernement… Je crois qu’il réussira à Madrid comme à Barcelone où il s’est fait aimer et estimer de tout le monde[3]. »

Le jour même où commençaient les élections pour la constituante, il traçait un lugubre tableau de la situation : « Chaque jour nous rend un peu plus pauvres et un peu plus malheureux. La vie se passe ou bien à méditer tristement ou à écouter les lamentations de ses amis… Ce qu’il y a de pire, c’est d’entendre répéter ce qu’on aurait dû faire et ce qu’on n’a pas fait[4]. » De bonnes intentions, mais pas d’idées et, avec cela, la rage de faire. Chaque

  1. Correspondance inédite avec la comtesse de Montijo, 1er avril 1848.
  2. Id., ibid.
  3. Ibid., 12 avril 1848.
  4. Ibid., 23 avril 1848.