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y avait une femme qui avait coupé la gorge à un officier avec un couteau de cuisine[1], et un homme qui avait les bras rougis jusqu’au coude, pour s’être lavé les mains dans le ventre ouvert d’un mobile blessé. Sur leurs barricades, à côté du drapeau rouge, on voyait des têtes et des bras coupés. »

« À côté de toutes ces horreurs, j’ai vu des choses bien étranges. Dimanche, n’ayant rien à faire au poste, je suis allé, avec quelques-uns de mes camarades, voir l’affaire de plus près. Nous sommes entrés dans des maisons de la rue Saint-Antoine d’où les insurgés venaient d’être délogés. Les habitans nous ont dit qu’on ne leur avait rien pris. Sur les boutiques on voyait écrit à la craie par les insurgés : « Mort aux voleurs ! » Pendant trente-six heures ils ont été les maîtres du quartier où se trouve la prison de la Force, qui n’était occupée que par un faible poste de gardes nationaux. Ils leur ont dit de ne se mêler de rien que de garder les prisonniers, promettant de ne pas les attaquer. Cependant, il y avait là sept à huit cents voleurs qui auraient été des auxiliaires utiles. Explique qui pourra ces anomalies, ces alternatives de générosité et de barbarie ! Le peuple s’est fait ici des sentimens avec la littérature de mélodrame et les infâmes journaux qui le corrompent à l’envi. Sera-t-il jamais possible de faire quelque chose d’un peuple pour qui un jour d’émeute est un jour de fête, toujours prêt à tuer et à se faire tuer, pour un mot vide de sens ? La dernière bataille a été une leçon sévère, mais on ne peut espérer que le danger soit définitivement conjuré. Le gouvernement n’a ni énergie ni intelligence ; il se sent abhorré de la France, et, pour ne pas avouer ses fautes, ou plutôt ses crimes, il en fait, et en fera, chaque jour, de nouveaux… Adieu, chère comtesse. Je ne puis en écrire davantage : je tombe de fatigue et de sommeil[2]. »


V

Maintenant l’orage s’éloignait ; bientôt on cessa d’en entendre les derniers grondemens. Une stupeur de tristesse et d’épuisement lui succéda. Le Napoléon, appelé par Mérimée, entrait dans Paris à ce moment même et descendait de voiture pour aider, de ses mains, à replacer les pavés de la rue Saint-Antoine. Mais le petit groupe orléaniste au milieu duquel vivait Mérimée n’avait que des railleries pour le conspirateur de Strasbourg et de Boulogne. Au cours d’une tournée, il écrivait à son ami Stapler : « On est très tranquille en Alsace et on ne nommera pas président

  1. Voir les Lettres à l’Inconnue.
  2. Correspondance inédite avec la comtesse de Montijo, 28 juin 1848.