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un souvenir très net et très vil de cette curieuse vieille dame, aussi originale dans ses manières et dans son costume que dans ses opinions.

Ce qui soutint Mérimée dans cette épreuve, ce fut surtout, chose singulière ! l’appréhension d’un procès qu’il allait avoir à soutenir devant la justice, pour s’être mêlé de l’affaire Libri. Cette affaire est close depuis longtemps et ne donne plus, je crois, de doutes à personne. Alors elle partageait les esprits. M. Libri était admirablement doué. Avec une énergie et une volonté indomptables, il possédait une mémoire digne d’un Pic de la Mirandole, une acutesse d’esprit qui le rendait propre aux problèmes des mathématiques comme à ceux de l’érudition ; en outre, un savoir-faire inquiétant, une dextérité d’escamoteur qui lui rendait peut-être la vertu trop ardue et la tricherie trop facile. Il ne semble pas que ce fût un hypocrite : c’est par la supériorité de son esprit qu’il avait gagné la bienveillance de M. Guizot, la sympathie de M. Buloz, l’amitié d’hommes comme Jubinal et Mérimée. À cette époque, la France se montrait aussi largement, aussi naïvement hospitalière qu’elle est aujourd’hui soupçonneuse et refrognée envers les étrangers. M. Libri avait été accablé d’honneurs et de places. Cependant quelques personnes, moins bien disposées, avaient éprouvé auprès de lui un certain malaise ; elles avaient senti que quelque chose n’était pas droit dans cette nature, qu’un homme dangereux se cachait sous cet homme si brillant. Des volumes précieux avaient disparu des bibliothèques de province inspectées par lui. Des rumeurs coururent, qui prirent de la consistance. Une instruction fut ouverte, conduite dans le plus grand secret. Le rapport de M. Boucly, procureur du roi, au garde des sceaux, rapport qui concluait à la nécessité d’une poursuite, était, le 24 février, sur la table de M. Guizot. La révolution l’y trouva et le publia dans le Moniteur. Mais M. Libri, qui avait des amis partout, avait été averti à temps. Il avait évacué sur Londres, avec une merveilleuse prestesse, toute sa bibliothèque, et lui-même mettait bientôt le Pas-de Calais entre sa personne et la justice française qui le condamna par contumace à dix ans de réclusion et à la perte de ses titres et dignités, sur le rapport des experts, MM. Bordier, Lalanne et Bourquelot. Mais ses amis et ses patrons lui restaient fidèles. M. Libri avait eu l’art de se donner pour victime d’une révolution qui n’était pas du goût des honnêtes gens, et cette persécution lui faisait une sorte d’auréole. M. Guizot ne voulait pas admettre que l’État eût pu être volé par un homme qui se proposait, disait-il, de faire de l’Etat son héritier. Les magistrats, répétait-on, s’étaient perdus dans le labyrinthe des détails techniques et avaient commis de grossières erreurs ; les experts,