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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 117.djvu/810

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moitié dramatique, entremêlée de harangues à la façon de Tite-Live ou de Saint-Réal. Bien qu’il se borne à raconter, Mérimée donne plus d’idées que tel historien qui disserte ou qui procède par tableaux surchargés et par énumérations infinies, en vidant tous ses tiroirs sur notre tête. Quand on a lu les Cosaques d’autrefois, on a une vue très claire de cette démocratie militaire, des raisons qui la rendirent un moment redoutable et de celles qui l’empêchèrent de former un empire cosaque. Ce fut une Rome condamnée à ne pas grandir.

Rien n’inspira mieux Mérimée que l’aventure du faux Démétrius qui se donna pour le fils du Terrible, régna un moment, périt d’une mort affreuse, et dont d’autres imposteurs prirent ensuite la place. Mérimée a abordé le sujet deux fois : comme historien et comme dramaturge. Le premier semblait frayer la route et déblayer le terrain pour le second qui, malheureusement, n’acheva point sa tâche. Mérimée tenait, dans son livre, à séparer la personnalité mystérieuse et attirante de Démétrius et celle du moine vulgaire, impudent et ivrogne qui lui servit de précurseur et que l’on confond souvent avec lui. Cela fait, il put inventer librement, et il retrouva quelque chose de cette puissance d’évocation et de divination qu’on avait reconnue dans la Guzla, de cette imagination presque shakspearienne qu’on avait admirée dans Clara Gazul. Je ne me lasse pas de voir ces quatre hommes assis à table et buvant dans une arrière-boutique : le prince suédois exilé, le marchand d’Ouglitch, le moine Otrépief et le jeune Youril, qui sera bientôt le faux Démétrius. J’écoute les choses qu’ils disent, si différentes de nos pensées à nous et pourtant si semblables. Ainsi auraient parlé et pensé ces quatre personnages si, par fortune, ils s’étaient rencontrés, en 1603, dans ce coin perdu de l’Europe, à l’ombre de l’église où reposaient les os du tsarowilz assassiné. Voilà bien leurs seniimens, leurs peurs, leurs doutes, leurs ignorances et leur savoir, leur religion et leur philosophie, toute leur âme barbare tremblant d’angoisse et de curiosité sur le seuil du monde moderne. Et, encore, quelle progression, quelle métamorphose lentement suivie que celle de ce Youril, d’abord enfant Drave et espiègle, qui devient le plus consommé des comédiens et apprend à parier en prince, même à celle qu’il aime ! Pas de monologues, pas de confidens et pourtant aucun trait ne manque à sa psychologie. C’est par ses mensonges que nous connaissons la vérité. La scène avec Marine Mniszek est très belle. Mais combien eût été plus belle celle où l’imposteur se serait rencontré en tête-à-tête avec l’impératrice-mère Marfa ! Quelle épreuve pour l’aventurier et quel combat dans l’âme de cette mère ! Fut-elle trompée,