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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 117.djvu/821

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peler l’ancien, que j’ai vu en 1865, huit ans après la première visite de Mérimée. Un vieux village provençal serrait ses rues étroites, pour s’abriter du mistral, au pied de son promontoire dont le profil seul est resté le même. À droite et à gauche, deux plages de sable, deux golfes solitaires où le flot mourait doucement dans la langueur et le silence, comme aux premiers jours du monde. Quant aux habitans du pays, comment ne pas se sentir porté à la confiance envers des gens qui « vivent de parfums et de fleurs ? » Depuis, ils ont appris d’autres industries ; ils s’y entendaient déjà. Ils expliquèrent à Mérimée que, grâce aux hautes montagnes qui entouraient la plaine de Cannes, il n’y pouvait jamais souffler qu’un vent tiède, venu de l’est. Le premier jour de mistral dut le détromper. Lorsque la pluie, la gelée, la neige, firent leur apparition ; ils semblèrent plus étonnés que lui : « Il y avait cinquante ans qu’on n’avait vu pareille chose. » Il répéta d’abord ce mot, puis cessa d’y croire, en le voyant revenir d’année en année. Mais le pli était pris, et il était trop tard pour s’en dédire.

Cannes adopté, il s’agissait d’y trouver un « trou à lapin » pour s’y terrer, et passer, en se chauffant au soleil, les quelques années qui restaient. Deux anciennes amies de sa mère, miss Lagden et mistress Ewers, dont l’une, si je ne me trompe, avait été l’élève de Léonor Mérimée et, par conséquent, un peu la camarade de Prosper, vinrent s’établir avec lui, chaque hiver, rue du Bivouac-Napoléon, veillèrent à sa vie matérielle, duvetèrent avec intelligence et dévoûment le nid du vieil oiseau frileux. Les fenêtres de Mérimée donnaient sur la mer. Il ne se contentait pas de la regarder et se laissait souvent tenter par des promenades sur le golfe. Son goût pour le dessin et la peinture s’était ranimé dans un pays qui offre de si beaux sujets d’étude. À plus de soixante ans, il ne désespérait pas de faire des progrès et prenait des leçons d’aquarelle avec un maître habile, frère d’Édouard Grenier, le poète délicat, avec lequel il entretenait, à Paris, des relations d affectueux voisinage. Les ciels de Cannes, par leur beauté même, le désolèrent : ils n’avaient pas assez de nuages pour ses aquarelles. Ce n’est pas une palette, mais un écrin qu’il eût fallu pour rendre le coucher de soleil qu’il essaie de peindre avec sa plume dans une lettre à Mme de Beaulaincourt : « Prenez des turquoises et des lapis-lazuli : voilà pour le fond du ciel. Mettez-moi dessus de la poudre de diamans avec des feux de Bengale : ce sera pour deux ou trois petits nuages au-dessus de notre montagne. Quant à la mer, prenez… ou plutôt ne prenez pas autre chose que le chemin de fer pour venir la voir. »