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Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 117.djvu/865

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tement ou sa rue ; l’attention est orientée de la même façon, pour saisir les élémens essentiels et négliger le reste. La mémoire visuelle qui suit ces perceptions abstraites est abstraite aussi. Le joueur regarde mentalement l’échiquier comme il a l’habitude de le regarder avec ses yeux ouverts, c’est-à-dire en négligeant tous les élémens qui ne sont pas nécessaires aux combinaisons de pièces. Tout cela est simple, clair, logique ; et l’on comprend que les joueurs exercés laissent aux simples amateurs la vision concrète de l’échiquier, vision inutile et naïve, pour ne pas dire plus. Il est certain que, d’une manière générale, ce sont les forts joueurs qui usent de la mémoire abstraite.

Ceci nous rappelle une particularité bien intéressante que M. Galton a rencontrée au cours de sa remarquable enquête sur les images mentales[1]. M. Galton demandait aux personnes si, quand elles cherchent à se représenter un objet quelconque, par exemple l’aspect d’un déjeuner servi, elles en ont une vue intérieure comparable dans quelque mesure à une vision réelle. Ce sont, paraît-il, les femmes et les enfans qui ont le mieux compris la question ; les personnes habituées à l’analyse intellectuelle, et particulièrement les savans, ont rarement de « belles images visuelles pleines de couleurs ; » ils font plutôt usage d’images visuelles abstraites qui diffèrent profondément des sensations de l’œil. On peut en conclure que ces images abstraites résultent d’un perfectionnement intellectuel, et sont en quelque sorte plus élevées en dignité que les images visuelles concrètes.

Je m’arrête ; il faut mettre un terme à cette analyse ; du reste, toute analyse reste superficielle ; on a beau fouiller les choses et les examiner à la loupe, on ne peut pas arriver à rendre exactement la complexité de l’activité intellectuelle. Il y a de tout dans le jeu sans voir, de la force de concentration, de l’érudition, de la mémoire, de la vision intérieure, sans compter la faculté de calculer, la patience, le sang-froid, et bien d’autres facultés encore ; si l’on pouvait regarder ce qui se passe dans la tête d’un joueur, on y verrait s’agiter tout un monde de sensations, d’images, de mouvemens et de passions, un fourmillement infini d’états de conscience, auprès duquel nos descriptions les plus attentives ne sont que des schèmes d’une simplicité grossière.


Alfred Binet.
  1. Inquiries into human faculty, p. 83.