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Profondeurs de la mer, moins personnelle peut-être, est plus intelligible. C’est l’éternelle légende de la sirène emportant, dans sa retraite sous-marine, un beau jeune homme que pleurent, en haut, ses parens et ses amis. Le monstre perfide, à queue de poisson (sa petite tête anglaise est charmante et son fin torse irréprochable), descend à pic sous l’eau transparente, entourant de ses bras les jambes de sa victime qu’elle entraîne avec elle ; elle va toucher de sa queue le fond sablonneux ; autour du couple remontent vers la surface les bulles d’air dégagées par sa descente rapide. Malgré la présence de ce détail, on peut trouver que la profondeur du gouffre et l’amoncellement des eaux ne sont pas sensibles autant qu’il conviendrait. Peut-être, en cette occasion, un peu moins de netteté dans le modelé extrêmement serré des deux corps nus aurait paru excusable, et l’assouplissement des anatomies eût mieux fait comprendre le mouvement. Quoi qu’il en soit, le groupe est dessiné de main de maître, et il est impossible de l’oublier. Un portrait de fillette, Miss Comyns Carr, peint dans cette même manière florentine, résolue, expressive et grave, complète l’exposition de ce maître savant, dont l’imagination noble et délicate dépasse de si haut la mesure médiocre du réalisme environnant.

L’influence du préraphaélitisme anglais, chez nous, n’est pas nouvelle. Sans parler de M. Gustave Moreau qui, parallèlement, avec un talent supérieur et une personnalité exceptionnelle, suit, depuis trente ans, la même voie, on peut croire que ni M. Puvis de Chavannes, ni surtout M. Gazin, n’ont été absolument étrangers à ce qui se passait de l’autre côté du détroit, dans cet ordre d’idées. Les quelques jeunes artistes qui apportent, par exception au Champ de Mars, certaines inquiétudes poétiques, MM. Ary Renan, René Ménard, Aman-Jean, Maurice Eliot, se, rattachent plus ou moins consciemment à ce mouvement. Il n’est pas inutile, à ce propos, de leur rappeler que si cette école, un peu factice et très aristocratique, a produit un certain nombre de chefs-d’œuvre incontestables, c’est que la plupart de ses adeptes anglais, suivant avec conscience les exemples de leurs modèles italiens du XVe siècle, ont établi, comme principes fondamentaux de leur dogme, l’étude stricte et serrée, parfois jusqu’à l’âpreté, de la forme extérieure, et la recherche, obstinée jusqu’à la manière et à la violence, mais toujours scrupuleuse et expressive, du caractère dans les figures. Les petits tableaux de nos compatriotes ne sont que de timides essais à côté de ce qui a été fait depuis longtemps là-bas par MM. Burne-Jones, Watts, Leighton, Poynter, etc. Néanmoins, il faut leur savoir gré de cet effort pour s’élever au-dessus du terre-à-terre des observations banales. La Sapho, morte au