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impressions, sans rien faire pour modifier le cours changeant des événemens. » Aux champs, où il vit le plus qu’il peut, à la chambre, où le retiennent ses fonctions de questeur, « il agit peu, il regarde agir. » Il erre, dit-il lui-même, comme un somnambule dans le monde des affaires. Il est heureux quand le ciel rit, découragé quand le ciel se voile. Ses impressions se succèdent mobiles et ondoyantes. C’est dans sa conscience qu’il « note les variations atmosphériques[1]. » Cependant, ce sensitif contemplatif saura réagir contre son tempérament ; il se fera stoïcien, il divinisera l’effort, pour aboutir d’ailleurs à une sorte de mysticisme moral qui était bien en rapport avec sa nature. Nouvelle preuve que le tempérament n’est pas tout le caractère.

C’est sous le nom de mélancoliques que les anciens désignaient les nerveux. Ils voulaient indiquer par là une simple prédisposition, non un état habituel. Les nerveux purs n’étaient pas à cette époque aussi nombreux qu’aujourd’hui : leur nombre va croissant par l’effet de la civilisation, des nécessités de la lutte économique (surtout dans les villes), de l’hygiène vicieuse, du surmenage intellectuel et professionnel, que ne compense point un suffisant exercice du corps. Remarquons en outre que les nerveux, étant des plus variables, sont presque impossibles à enfermer dans une formule unique, parce que les nerfs et le cerveau sont l’organe de l’intelligence, qui est la diversité même. Un sanguin ressemble à un sanguin, un flegmatique à un flegmatique ; mais un nerveux ne ressemble pas à un autre et ne se ressemble pas à lui-même. Le seul trait commun, nous l’avons vu, c’est l’intensité et la durée de l’ébranlement nerveux, une fois produit. Il y a donc des nerveux gais et des nerveux tristes ; seulement les nerveux gais ont généralement eux-mêmes des accès de tristesse ; en outre, pour peu qu’ils s’affaiblissent et s’écartent de plus en plus du type sanguin, ils sont exposés à finir par être plus souvent tristes que joyeux. Nous venons de voir, en effet, que, par son retentissement exagéré dans les viscères, une sensibilité devenue trop intense, jointe à une activité déprimée, favorise déjà la production des sentimens pénibles : la mélancolie est l’exagération viscérale du tempérament émotionnel. Mais il y a encore une autre raison du danger que le nerveux court de devenir mélancolique si sa vitalité s’affaisse. Rappelons-nous que les peines, considérées en général, surpassent les plaisirs en général sous le rapport de l’intensité. La cause physiologique en est que les peines sont ordinairement produites par l’excès d’une excitation nerveuse qui, à son degré moyen d’intensité, serait

  1. Voir M. Bertrand, le Sentiment de l’effort ; Paris, 1889 ; Alcan.