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toute simple et bonne, celle-là, Edith Steinegge. Alors, l’amour de Marina se change en haine ; le désespoir achève de troubler son âme malade ; et à travers des scènes où l’on côtoie la folie, elle arrive au suicide, après avoir causé la mort de son oncle et frappé mortellement Silla. — Ce sont là, ou peu s’en faut, les données d’un roman feuilleton ; et quelque talent que déploie l’auteur dans la peinture des caractères, quelque largement qu’il remue les questions les plus hautes, l’intérêt de son livre en est diminué, ou plutôt baisse d’un degré. L’étrange, l’imprévu, l’illogique, prennent une place à laquelle ils ne sauraient prétendre dans une véritable œuvre d’art ; et parmi les frissons qui vous secouent de page en page, il en est dont on rougit un peu. Le livre n’en est pas moins, dans ses meilleurs morceaux, profond et suggestif ; et il présente cet intérêt particulier que, malgré la bizarrerie des incidens et les caractères très bien observés et très dissemblables des principaux personnages, il manifeste son auteur, avec sa sensibilité particulière et les opinions qu’il professe sur toutes choses. On reconnaît un croyant, un croyant combatif, dans l’épisode de la conversion du père d’Edith Steinegge, qui jusqu’au moment où un bon curé de campagne l’amène au catholicisme avait été « un exemple de rectitude morale unie aux opinions les plus fausses sur tous les sujets. » À le voir se jouer avec le mystère et le surnaturel, on le devine enclin au mysticisme. Il n’y a pas jusqu’à ses opinions politiques qui ne transparaissent à travers celles du comte César, en qui des aspirations démocratiques se mélangent aux ferveurs nobiliaires d’un grand seigneur maniaque et mécontent. Il n’y a pas jusqu’à sa nationalité que ne trahisse l’abondance avec laquelle il transcrit les conversations vénitiennes de la comtesse Fosca et de son fils Nepo, le fiancé de Marina. Du reste, il a évidemment incarné quelques traits de sa propre personnalité en Corrado Silla, dont il analyse volontiers les idées morales ou littéraires avec une sympathie toute partiale ; et certaines des pages qu’il consacre à nous expliquer ce personnage semblent des fragmens de journal intime remaniés et mis avec effort à la troisième personne. Qu’on en juge par celle-ci :

«… À peine eut-il écrit ces lignes, qu’il voulut couper par un travail tranquille cette agitation qui l’affaiblissait. Il recourut à un vieux manuscrit, son fidèle compagnon, qui se développait peu à peu parmi ses autres travaux, nourrie en partie de ses méditations, en partie de sa quotidienne expérience des hommes et de la vie. C’étaient des études morales sur le vif. Il semblait à Silla que la littérature moderne était extrêmement pauvre de ces livres comme ceux dans lesquels de grands écrivains d’autrefois ont