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Le pavillon qui flotte au-dessus d’une élégante habitation dominant le village indique la demeure du commandant. Ce fonctionnaire ayant ici droit de haute et basse justice, il est, avant toute chose, nécessaire d’aller lui demander l’autorisation de visiter son mandarinat, ce qu’il accorde de fort bonne grâce, sur le vu d’une lettre d’introduction. Cette formalité remplie, il est temps de chercher un gîte. On le trouve à « l’hôtel de France, » immeuble de tournure assez engageante qui appartient à la veuve d’un condamné ; la cuisine y est faite par une ancienne reclusionnaire, et on y est servi par deux libérés pleins de zèle. Un peu de couleur locale est très agréable en voyage.

Point n’est besoin de Guide-Joanne, pour se diriger dans Bourail. La topographie en est simple. Comme beaucoup de nos petits chefs-lieux de canton, il ne se compose guère que d’une seule rue, mais quelle rue !

Visitons quelques boutiques.

Voici un sellier-bourrelier assez bien approvisionné ; c’est un Italien condamné par la cour d’assises de Versailles aux travaux forcés à perpétuité comme faux monnayeur. Très intelligent, habile dans son métier, — il se vante d’avoir travaillé aux harnais des équipages de Victor-Emmanuel, — D… a gagné de l’argent bien et dûment poinçonné ; sa femme est élégante et pose pour la dame. Avant son « malheur[1], » il avait fiancé l’aînée de ses deux filles à un jeune homme employé dans un ministère. Survint la condamnation qui rompit brusquement les projets de mariage ; mais l’amour ne voulut pas en avoir le démenti et se confia au hasard qui lui prêta son assistance. Pendant que D… était embarqué sur un transport à destination de l’île Mou, le jeune bureaucrate recevait l’ordre de servir son pays, en copiant des lettres à Nouméa. Quelques années se passèrent, pendant lesquelles D… travaillait dans les ateliers pénitentiaires, et M. X.., moulait de la ronde en soupirant. Le jour arriva où, D… ayant obtenu une concession urbaine, sa famille s’installa avec lui à Bourail. Vous devinez le reste : une rencontre, un feu mal éteint qui se rallume et le triomphe de Cupidon consacré par l’hymen. Quant à la seconde fille, on l’a casée de façon plus modeste : elle s’est bornée à épouser un concessionnaire en cours de peine. Le sellier de Bourail est un beau-père éclectique.

Plus loin, nous lisons : « Dunet, artiste capillaire. » Autrefois le plus bel ornement du boulevard de la Villette ; il a une fort jolie

  1. Euphémisme qu’emploient toujours les forçats quand ils sont obligés de parler de leur crime.